Il est déjà tard mais elle ne sait pas se coucher. Elle a quarante-trois ans. Elle passe la nuit à fumer des cigarettes, des rothmans rouge, accoudée à la minuscule lucarne du deux-pièces où elle a tenté de fuir avec son fils. Encore un deux-pièces. Elle repense à la rue Saint-Sauveur et à l’autre fils, François. Vincent dort dans la petite chambre. Il y dort depuis maintenant huit mois. Au milieu des cartons on peut discerner quelques livres, et surtout le petit lit d’enfant aux draps dépareillés. Elle dort dans le salon quand elle y arrive. Elle passe la plupart de ses nuits à ressasser sa fuite. Son échec. Elle n’est pas parvenue à lui échapper. Elle ne sait pas pourquoi elle l’a laissé revenir. Il aime son fils et ne l’abandonnera pas, pas comme les autres pères et ça suffit bien pour compenser le reste. Demain il sera là et ils redescendront tous les trois. Assise sur le tabouret bleu, celui qu’elle a repeint avec David à l’époque de la rue Saint-Sauveur, elle songe à leur dernière conversation. À leur dernière dispute. Vincent sera plus heureux avec ses deux parents, elle ne va quand même pas donner raison à celle qui dit d’elle qu’elle est une mauvaise mère doublée d’une putain. On ne fait pas un enfant avec une fille-mère surtout quand on sait qui est le père de son bâtard, tu as perdu le sens commun mon drôle et puis elle a presque quinze ans de plus que toi. La rengaine de la vieille peau elle la connait par cœur mais ça fonctionne toujours. Il sait ce qu’il faut dire pour la mettre en colère. Elle n’a pas besoin de lui pour ça. Elle la hait. Elle n’a rien oublié. Elle n’oublie pas ce qu’ils ont dit. C’est pour ça qu’elle ne vivra jamais dans cette maison. Pourtant elle les attend, cette fois il en est sûr, il va en parler à son père. Ils vont enfin lui laisser la baraque, c’est la sienne, c’est écrit noir sur blanc dans l’acte notarial, la vieille ne pourra rien y faire, rien dire pour contester ce qui lui revient de droit, et puis Vincent sera heureux là-bas, il pourra jouer au rugby dans le quereu, comme lui quand il était enfant. Elle ferme les yeux. Elle voudrait pouvoir se tordre, se contorsionner et se hisser par le petit velux de la kitchenette, peut-être même disparaitre pour de bon pour ne pas devoir choisir, ne plus renoncer à sa vie de femme. Mais elle aime trop Vincent. Elle ne veut pas lui infliger la même enfance qu’à son frère. Elle était plus jeune alors, elle n’a pas réfléchi, elle n’a pas choisi surtout. Mais elle se souvient du quereu. Elle revoit le père biologique de François, Daniel, qui la cherche du regard seize ans plus tôt, tout près de la maison déjà. Elle se souvient de ce mois de juin 1966. Elle vient d’avoir dix-neuf ans, lui en a dix-sept. Il fait chaud mais les arbres, des châtaigniers, forment un écrin de fraicheur. Elle regarde Daniel. Il est beau avec ses boucles blondes et son corps élancé. Il sait qu’elle va finir par succomber. Elle le devine à cet air assuré qu’il prend à chaque fois qu’ils se parlent. Elle aime son arrogance, ça lui donne un certain charisme. Sa cousine Mireille est avec elle. Elle est folle de jalousie. En même temps il y a de quoi, c’est un Soldeau. Un fils Soldeau tu te rends compte, c’est un bon parti. Hélène ne l’entend pas comme ça. Ce qu’elle veut c’est s’échapper de chez elle, sauver sa peau et celle de ses frères. Avec un garçon comme lui elle pourrait s’en sortir et avoir une belle vie, une vie à elle, bien solide, loin des colères du père et des folies de la mère. Pour l’heure Daniel a cessé de flirter. Il est captivé par autre chose. Elle s’en souvient. Elle allume une autre cigarette. Elle aurait dû se méfier. Fuir aussi ce maudit quereu. Mais il fait bon sous ces châtaigniers en ce mois de juin dix-neuf-cent-soixante-six alors Hélène et Mireille allument une cigarette – c’est Daniel qui les a initiées – et s’assoient sur le banc de pierre tout près du grand chêne qui jouxte la petite cour ombragée. Daniel regarde des enfants qui jouent. Ils ne jouent pas ils s’affrontent. Les coups pleuvent. Les débordements s’accumulent. C’est du rugby fantasmé, portés aux nues. Dans toute cette marmaille, il reconnait deux de ses cousins. Le petit Pierre de six ans son cadet et surtout Jean dit Fifi à cause de son allure de fil de fer, qui bien que beaucoup plus jeunes que les autres, il doit avoir dans les cinq ou six ans, éclabousse de toute sa classe rugbystique cette sorte d’arrière-cour arborée où la lumière peine à pénétrer tant les châtaigniers sont denses autour d’eux. Il a indéniablement un truc le môme, avec sa drôle d’allure dégingandée et ses longues jambes qui portent ses chevauchées fantastiques à travers tout le quartier. Y a pas à dire glisse-t-il à Joël, son éternel compère qui ambitionne de séduire la Mireille, il est fait pour le rugby le gosse. Pourtant Daniel n’aime pas cette branche de la famille. Il se souvient des joutes, les jours de pluie, quand ses frères et lui affrontaient les cousins du ruisseau comme on les appelle encore dans le voisinage. Les Jean, Guy, André, Henry face à Michel, Frédéric, Jean-Claude et les autres. Ça s’envoyait sec. On ne faisait pas semblant dans le quereu. C’était une question d’honneur et de territoire. Les riches contre les pauvres. Les bien habillés contre les mal fagotés. Les importants contre les moins-que-rien. Daniel s’en souvient. Sa mère, la mère Soldeau, les pousse au crime. Il faut écraser toute cette vermine, ces sales drôles ; les vauriens du quereu comme elle les appelle, elle ne comprend pas comment sa soeur a pu un jour s’enticher de ce minable de Brillanceau. Une raclure, un alcoolique notoire connu de tous, incapable de s’occuper de ses gosses et de sa femme. Et maintenant toute cette marmaille court dans sa mémoire avec les mots de la mère, et il ne peut pas s’empêcher de regarder les exploits de Fifi avec une pointe d’agacement parce qu’il perpétue les joutes et les branlées que ses frères et lui subissaient contre son père, le petit Henry qui courait déjà comme un cabri entre les lignes, et les laissait béats d’admiration devant tant d’aisance et d’intelligence sportive. Maintenant Henry trime toutes les nuits avec Guy, son frère, derrière les fourneaux de la mère Soldeau, ça fait longtemps qu’ils ont capitulé mais quelque chose l’agace chez le cadet des fils, un élan, une fièvre qui semble électriser le corps de l’enfant maigre. Il ne veut pas se rendre, il ne veut pas céder de terrain à sa grande tante, il ne veut pas devenir son larbin comme son père, le cousin de Daniel. Et lui, Daniel, sent que le petit Jean, du haut de ses cinq ou six ans, le défie du regard pour lui signifier que la guerre n’est pas finie, et qu’un jour prochain il prendra sa revanche dans le quereu. En attendant Hélène est là et Daniel, Dany comme on l’appelle ici, n’y pense déjà plus. Elle a une allure de citadine avec ses cheveux à la garçonne, il la trouve flamboyante et puis elle est plus âgée que lui, de deux ans son ainée, elle doit avoir de l’expérience et du haut de ses dix-sept ans il se prend pour un homme. C’est vrai qu’il a pris de l’assurance depuis quelques semaines, même sa mère ne reconnait plus le jeune garçon timide qui n’osait pas regarder les clientes dans les yeux lorsqu’il servait à la boulangerie pour l’aider. Mais Hélène c’est autre chose que de l’assurance pour lui, c’est une respiration, un mouvement qui le galvanise, il ne veut pas reprendre la boulangerie familiale comme se plait à le croire sa mère, non lui il veut faire des études de médecine, il va aider les gens, s’occuper de leur santé, il s’en est ouvert plusieurs fois à Hélène, qui se laisse impressionner par ce jeune ambitieux qui n’a rien à voir avec son père autoritaire, elle qui n’attend qu’une chose, fuir pour de bon. Elle qui se rêvait libraire mais que le père a arraché à Madame Aubertin deux mois avant la fin de son apprentissage pour déménager en région parisienne, se verrait bien avec un garçon comme lui. Après tout, elle est plutôt jolie. Elle se dit que cette histoire c’est sa chance. Et puis Mireille pourrait fréquenter Joël qui lui tourne autour depuis le début. Mais il ne lui plait pas vraiment, et puis ce n’est pas un Soldeau. Hélène fréquente un Soldeau. Les Soldeau, enfin la mère Soldeau, possèdent trois boulangeries en ville. Ils ont de l’argent et le prestige qui va avec dans ce genre de hameau.
5 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Dimanche 12 juin 1966”
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Chère Eve alors ce sera juste un simple et grand merci pour ces quelques mots qui touchent tellement. Je rattrape je rattrape et promis : je cours te lire ! A très bientôt !
Merci Camille, dans ce présent nous sommes là, dans cette narration, avec ce couple, ces femmes, ces enfants, ces conflits, ça a l’air d’être un grand projet d’écriture, continue!
Merci Chère Anna pour la lecture de ce long présent. Oui quelque chose se tisse dans ce cycle « anthologie ». Pas encore eu le temps de te lire, ni grand monde d’ailleurs, mais dès que plus à jour je fonce découvrir tes textes que je garde précieusement dans un con de ma tête ou de la machine c’est selon. En tout cas quel élan et quel force ça donne ce genre de commentaire… alors oui obligation de continuer désormais ! A très vite !
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