#10 / Cet homme-là
Il a 50 ans. Il est amoureux. Il est amoureux de sa fille, c’est son drame.
Il a 52 ans. Il fait une fausse route dans la rue où il a trouvé refuge pour la nuit, près de l’église Saint Sulpice. Il s’étouffe dans le silence de la ville entrecoupé du bruit des voitures et des rares piétons à cette heure-ci. Il s’étouffe tout en ayant froid ce matin de décembre et ses yeux se remplissent de larmes gelées. Il vomit à moitié. Il est rempli de spasmes et son cœur s’emballe un peu, comme les chevaux qu’il aime à voir galoper quand il joue au tiercé. Il fait semblant de lutter un peu, encore, mais il ne s’accroche plus vraiment à cette vie, terminée, il le sait. Il ouvre grand les yeux et s’éteint en silence. De sa bouche coule un reste de vin jusque dans sa longue barbe.
Au PMU, perdu dans un brouillard de fumée, les lunettes sur ce drôle de nez, concentré, les sourcils comme des petites montagnes ou des accents circonflexes, il coche au bic les cases avec les chevaux 7, 9 et 11. Sa main tremble. Cette main est énorme comme une patte d’ours. Cette main sait gifler autant que caresser. Cette main est noircie par l’encre du stylo entre le pouce, l’index et le majeur à force d’écrire tous les matins à l’aube. Cette main, enfin, l’aide à marcher, lorsqu’il fait reposer tout son poids d’1m82 sur la béquille de métal. Il sort du bar PMU en boîtant et à moitié ivre.
Il a 28 ans. Il est saoul.
Il a 29 ans. Il reconnait sa fille un an après sa naissance.
Il a 16 ou 17ans. Il quitte la maison familiale pour faire la vie à Paris. Il est mannequin puis chanteur. Il commence à boire, beaucoup, pour masquer sa timidité. Il est provocateur et insolent. Il aura un nez de boxeur à vie, ce nez cassé de nombreuses fois à cause de ses ivresses et de ses provocations. Il apparaît aux côtés de Françoise Hardy sur la photographie de Salut les copains. Il se fait appeler Benjamin. Il se fait casser la figure par Johnny. Il sort un disque. Il ne supporte pas le succès. Il se saborde. Il s’appelle Louis en vérité, mais personne ne l’appellera jamais par son prénom. Il se fera appeler Loulou.
Il a 27 ans. Il rencontre une grande femme brune et mince. C’est le coup de foudre.
Il a 28 ans. Sa fille naît. Il choisit le prénom mais ne donne pas son nom. Il ne la reconnait pas. Devenir père lui est insupportable, il a une peur mémorable.
Il a 30 ans. Il boit de plus en plus.
Il a 18 ans. Il ne supporte pas le succès, il vacille… Il rentre en écriture comme on entre en religion.
Il a 20 ans. Il écrit de plus en plus, dans des petits carnets à spirales, au format de sa poche de jeans et de sa veste côtelée en velours noir.
Sa main est un corps en soi. Qui danse et se meut sous les mots dont il dessine les contours de sa graphie si singulière. Ses doigts épais écrivent le désespoir dans une écriture souple, pendant qu’il fume des gitanes et sirote son Sauvignon.
Il a 44 ans. Il commence à connaître mieux sa fille qui a 17 ans. Sa compagne le quitte. Il tombe dans la cloche, il devient sans détresse fixe comme il le dira. Fou d’écriture, il commence à perdre régulièrement ses carnets qu’il sème au gré de ses errances. Sa fille se met à les récupérer peu à peu et réussit à les conserver malgré les multiples déménagements.
Il a 47 ans. Il déclare son amour non filial à sa fille, un jour qu’il est à jeun. Séisme. Sa fille se met à courir, en pleurs. Elle se sauve et fuit ce père qui nage en eaux troubles.
Il a 4 ans. Il apprend à lire et à écrire avec sa grand-mère maternelle.
Il a 5 ans. Il comprend la notion de finitude. Il en est bouleversé.
Il a 40 ans. Il est un père absent. Il boit. Il glisse régulièrement sa main entre les jambes de sa fille aperçue les week-end, devant la mère qui rit. « Et une poignée de bonheur ». Et ça rigole, et ça picole, la fille pleure. Le père est déviant et rit de sa déviance avec la mère, complice. Il boit sévère. Il persévère à remplir de phrases ses carnets tout en étant un mauvais père. Il jette par la fenêtre la boule à neige ramenée en cadeau par la fille qui revient de vacances. La fille pleure. « Chiale un bon coup, tu pisseras moins au lit ». Il s’esclaffe, fier de lui, la bêtise et la méchanceté s’embrassant longuement.
Il a 52 ans. Il meurt dans la nuit du 5 au 6 décembre 2000. La fille pleure son père adoré, gommant de son esprit toutes les noirceurs et vicissitudes du temps passé…
Etc.