#anthologie #10 | Blaise

Il a 30 ans, il est à Algesiras en Espagne et il part en voyage direction Inverness en Écosse avec pour fil conducteur la route européenne 15, il a promis à sa grand-mère, à quelques copains et à Jeanne qui l’a aidé à aménager sa camionnette de plombier en sac à dos roulant, de leur envoyer des nouvelles, de faire un carnet de voyage. Ta main gauche tourne les pages du carnet de dessin, ton moignon les maintient, des oiseaux à la plume, au crayon, un peu patauds parfois, mais quand même, tu dessinais déjà bien à cet âge-là. Il a 12 ans et il fait flotter un bateau en papier dans le bassin de la source, en haut du potager. Assis au bord de ce bassin il passe des heures au printemps à regarder les petites salamandres qui grandissent au fond de l’eau et à écouter les oiseaux, rassurés par son calme. Il a 14 ans et il habite à la montagne mais il rêve de partir loin des pointes et des trous du paysage, des tempêtes du verre d’eau familial, il veut aussi voir l’horizon comme une droite presque droite, juste un peu arrondie, pas celui de chez lui qui cache une autre montagne derrière chaque montagne. Il a 28 ans, presque 29, il est couché sur un lit d’hôpital et il a mal à la main qu’il n’a plus. Sortie de l’hôpital, paperasse, carte vitale, et la feuille à signer : il y a une case exprès quand on ne peut pas signer, vous mettez une croix dans cette case-là avec votre autre main, là, juste là, oui celle-là. Il a 17 ans et il n’est pas sérieux, il se voit dessiner des oiseaux de mer toute sa vie comme il le fait en ce moment, un œil dans la longue vue et l’autre sur sa feuille. Il a 29 ans et il entre dans une librairie pour acheter un livre de ce Cendrars dont lui a parlé une des infirmières, celle qui l’appelle tout le temps Blaise alors que son vrai prénom c’est B.. Il a 25 ans, ce jour-là il fait beau au large de Dunkerque, la mer est calme et il dessine les oiseaux qui suivent le bateau en espérant quelques restes de poisson. Il a 40 ans et il tape vite de sa seule main gauche sur le clavier, les yeux sur l’écran où s’affichent des mots en anglais, tout est en anglais autour de lui, même les mots dans sa bouche sont en anglais, et dans sa tête aussi. Il a 15 ans et il attend sur le quai de la gare en regardant les montagnes, il part pour Brest, demain c’est la rentrée à l’école des mousses

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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