En 1947, il a 22 ans quand paraît l’édition du Zarathoustra posée sur le bureau, la couverture blanche piquée d’humidité avec un coin déchiré dans une traduction de Maurice Betz. Il a 50 ans en 1975 quand des représailles sur un bus entrainent une guerre civile qui durera 15 ans. Il a 66 ans quand il écrit à son frère une lettre datée du 15 juin 1991 « Ton appel téléphonique de si loin, traversant espace et océan et échouant chez moi à 2h du matin m’a fait un plaisir immense. Ton affection jusque là ! Mais qui donc t’as raconté que j’avais souffert à ce point ? ». Il précise que les yeux et les reins sont complètement sauvés grâce au professeur Nasnas. Quelques mois plus tard il meurt d’un lupus, la lettre n’arrivant à Paris qu’après son décès. Il a 53 ans quand il enjoint sa nièce de cinq ans d’apprendre à jouer du piano parce qu’elle a les mêmes mains que les siennes, celles de sa mères et des six frères et sœurs – des mains longues et osseuses aux phalanges déliées. Il a 25 ans quand il obtient un doctorat en droit administratif à l’Université Saint-Joseph. Il a déjà de grands cernes noirs sous les yeux. Il a 28 ans quand il passe son barreau et qu’il commence à enseigner à l’université. Ses proches l’appellent Soli pour la solitude qui l’entoure. Il a 64 ans quand il écrit sur un petite carte glissée dans une lettre envoyée par sa mère «Mon cher Sam, je voudrais que ta fille m’achète de la librairie musicale où nous avions été ensemble au bord de la Seine Le Carnaval de Vienne de Schumann. Je te prie de ne pas confondre avec d’autres Carnaval. Vous me ferez parvenir le morceau à Beyrouth par le premier venu. Baisers. Sleiman.» Il a 58 ans en 1983 quand il les verra partir en bateau sans savoir s’il allait les revoir. Il a 53 ans quand il se cache sous le piano de la grande maison pilonnée. Il regarde ses mains qui le matin encore couraient libres sur le piano. Et le piano qui maintenant entre dans ses doigts par les échardes noires. Il a 62 ans le 27 août 1987 quand il donne un petit concert chez ses amis, filmé par leur fils Georges. Il explique avoir appris un mouvement circulaire des bras pour ne pas se fatiguer musculairement en jouant Schubert. Il y a un long gros plan sur ses mains. Il a 64 ans quand il envoie une carte postale figurant le quartier des Grands Hôtels en signant Affectueusement Soli. La main qui écrit, (la même main osseuse et longue aux phalanges déliées) le fait sous le toit de la maison reconstruite en écoutant le Carnaval de Vienne. Il aurait eu 87 ans en 2012 quand sa nièce trouve dans l’exemplaire du Zarathoustra épargné de sa bibliothèque une phrase pointé d’un minuscule cercle noir dans la marge « Et quel que soit le mal que peuvent faire les méchants : le mal que font les bons est le plus nuisible des maux ! Ils se sacrifient l’avenir à eux-mêmes, — ils crucifient l’avenir des hommes ! » Il a 53 ans le 10 octobre 1978 quand son frère découvre par hasard en allant chercher le voisin à Roissy la une de l’Orient-le-Jour rapportée dans ses bagages sur laquelle on voit, en bas à gauche, la photographie de leur maison détruite. La main longue et noueuse qui n’aura jamais appris le piano recopie au stylo les gros titres retrouvés dans les archives du journal de ce jour : « La bataille des ponts tourne à la guerre totale — Le nouvel ambassadeur des Etats-Unis M. John Guthner Dean est arrivé hier à Beyrouth — le relèvement du prix du brut ne sera « pas précisément faible » indique le ministre koweitien du pétrole, estimant rendre service au monde puisque c’est là, à la longue, le seul moyen de réduire la consommation de pétrole — Dayan : « Jérusalem restera la capitale d’Israël qu’elle soit reconnue ou pas par les autres » — Jacques Brel le poète de l’amertume est mort — Bilan des dernières 48 heures, 650 morts et blessés, 20.000 logements dévastés – Le président syrien Hafez el Assad a trouvé « bizarre et assez singulier » la proposition française de créer une force d’interposition pour mettre fin aux affrontements au Liban — A deux heures du matin, à l’heure d’aller sous presse, le pilonnage déclenché par l’armée syrienne au Liban se poursuivait depuis 36 heures — Khomeini envisage de reprendre son activité politique après deux ou trois jours de « réflexion » dans sa retraite de la banlieue parisienne — Arafat attendu incessamment à Bagdad pour examiner avec les responsables iraniens « les différents » entre l’Irak et l’Organisation palestinienne – Accident au cours d’un tournage de Louis de Funès à Saint Tropez – Quelques 500 jeunes manifestant hier à Tel-Aviv devant l’ambassade des Etats-Unis scandant le slogan : « mettez fin au génocide au Liban. »