Hanoï. Dans un décor de bambous serrés, assis à un bureau, il écrit. Il a le visage émacié, long, aux pommettes haut placées, une peau cuivrée qu’aucune barbe n’assombrit, il est parfaitement rasé. Il a vingt-six ans. Son nez, fort déjà, divise en deux son visage fin, alors que sa bouche fermée n’esquisse pas un sourire. Il aime cette heure matinale et la fraîcheur du lieu, propices à la clarté des idées. Il écrit à sa mère. Il a reçu sa dernière lettre mais d’autres ont été perdues. Il parle de mandats reçus, envoyés. Et surtout du petit garçon recueilli par sa compagnie dont il suit les progrès à l’école. « Le petit P. V. C. a 10 ans, toujours aussi gentil, il semble apprendre assez bien en classe. Je ne saurais en dire grand-chose car c’est à l’école annamite qu’il va. Pour le parler, je comprends encore un peu, mais pour lire et écrire, c’est bien différent… » Derrière lui, accroché à la paroi végétale, la photo colorée, contrecollée sur un carton bis, d’une chaumière au toit à deux pentes, aux palmiers dressés que cache en partie sa tête aux cheveux bruns, ras, au front dégagé. Il écrit. De ses yeux bleu lagon parsemés de grains mordorés, il regarde avec surprise arriver un soldat de la compagnie. Sa lettre est datée du 27 mars 1952. Il part s’engager volontairement pour 5 ans à l’Intendance militaire de Bourges, au 1er régiment d’infanterie. C’est un dimanche. Il n’a pas demandé l’autorisation de son père, il a signé lui-même son engagement. Sa mère entoure la date sur le calendrier de la cuisine : 15 octobre 1944. Il a dix-huit ans et cinq mois. Ce 1er régiment d’infanterie est auréolé d’un passé mémorable dont il ignore encore tout. Créé sous la Révolution, c’est l’un des Vieux-Corps de 1479 qui portait le nom de « bandes de Picardie ». L’infirmier le ramène à sa chambre, il est le patient du numéro huit, assis sur un fauteuil roulant. Il sourit, se tient les mains. Il garde son pied droit posé sur son pied gauche. Quand il descend du fauteuil, on voit le trou sur la chaussette gauche. Il a soixante-douze ans. Dans les archives au papier cassant, trois pages dactylographiées datées du 20 avril 1959 sur un papier pelure jauni racontent l’historique du 21e RI, tamponné par le chef de bataillon BARBOTIN, et certifié « copie conforme ». Il a vingt-trois ans. « Pour exploitation sous forme de causerie dans le cadre de l’action psychologique à mener auprès de la troupe. » Sans nouvelles de sa mère, il lui écrit le 25 avril 1953 combien ces derniers mois avant la permission sont les plus longs pour lui, comme pour tout un chacun ici. « Le temps toujours maussade, ciel très couvert et bas, de l’eau, et toujours de l’eau, il est vrai que la saison des pluies commence. Par contre le soleil me semble bien en retard sur l’an dernier. » Il a joint à cette lettre des photos de lui dans son abri, fait de caisses superposées. Pour éviter le passage des rats, ce qui est à peine dissuasif… Il aura bientôt vingt-sept ans. Il passe sa vie avec ses tourments, recroquevillé sur des souvenirs impossibles à raconter, que tous les témoignages ne permettent pas de mettre en mots, dans la détresse à constater quarante ans plus tard que ce destin aura été le sien, qu’il l’avait choisi, et qu’aucun pardon ne pourrait l’en exonérer. Il part vivre en Allemagne, puis en Algérie, et revient dans le nord de la France. Il quitte l’armée dix-huit ans après y avoir été incorporé. Il a trente-six ans. Comment se prénommait cette jeune femme vietnamienne, à la coiffure relevée sur le devant en un rouleau lisse, aux boucles d’oreilles et au collier de perles, qui pose sans regarder l’objectif ? Le format de la photo n’est pas celui des autres. Il rappelle plutôt les photos d’identité bien que la femme ne pose pas de face, mais de trois-quarts. Les yeux écartés, en amande, la bouche pulpeuse, fermée, le nez long épaté. Sans date mais dans un lot de photographies du début des années 50. Il a environ vingt-cinq ans. À quarante-cinq ans, son front s’est dégarni et son visage est émacié. Il se marie en octobre 1954 avec une jeune femme rencontrée deux fois qui a été l’une de ses marraines de guerre et correspondantes. Il a vingt-huit ans et cinq mois. “Dans le fond, le village de Do Kuan brûle. Treize des nôtres sont tombés hier, d’autres blessés. Nous venons de perdre le lieutenant Nim. Le village a été incendié.” La petite photo aux bords dentelés livre ainsi, avec ses commentaires inscrits au dos, toute l’horreur de la bataille. La dernière phrase glace le sang. “Le village a été incendié.” Sans date. Lui-même ne sait plus quel âge il peut bien avoir. L’année de ses quarante ans, il tombe dans une dépression où il réclame de manière obsessionnelle une cravate noire. L’intendance est un service de l’armée de terre métropolitaine française, actif entre 1817 et 1983, chargé de l’administration générale de cette armée. Informations Wikipedia. Que fait-il durant le mois ou plus exactement les trois semaines entre le 29 février et le 20 mars 1945 ? À Kenchela, il fait partie des forces de maintien de l’ordre – il signe une lettre en novembre 1954 – et des années plus tard, à quelques mois de sa mort, à sa petite-fille il lâche cette information « alors qu’au Maroc c’était la paix parce qu’il y avait eu un accord avec le sultanat ». La lettre est écrite sur un papier à en-tête intitulé 2/8e ZOUAVES et porte un logo qui figure une tête d’animal au-dessus d’une croix de Lorraine, un Z un 8, et comme une lune renversée. El Hajeb, le 4 août 1948. Il règle ses comptes : « Maintenant cette lettre vous semblera peut-être bizarre, dure ou injuste, mais il était nécessaire que je vous dise ce que je crois vous dire pour l’instant… Comprenez bien votre fils, ne voyez plus en lui un gosse, mais un homme et un soldat. » Il a vingt deux ans.
4 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Temps maussade”
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Combien nos imaginaires sont pleins de colonisation, décolonisation. Impressionnant ce texte.
C’est un extrait – retravaillé pour la circonstance – d’un long récit entrepris il y a des années, que pour des raisons personnelles, je ne parviens pas à finir ! Merci pour votre commentaire, Bernard !
.. aimerai lire le récit tant il plonge dans le plus sensible de l’existence…pendant que 27 dirigeants de l’Europe budgètent 100 milliards pour créer … une armée…européenne…Merci beaucoup, besoin de ces mots, vifs et percutants.
Merci, Eve, je lis vos mots comme un encouragement… et cela fait du bien !