#anthologie #09 | Une grande inspiration


c’est ça, respirer,

c’est de ça dont j’ai besoin, une bonne bouffée d’air frais, une grande inspiration pour dire enfin les choses,

ma mère devra m’écouter cette fois, papa n’est plus là pour la protéger, pour mettre entre elle et moi ce mur de silence que je n’ai jamais osé rompre,

parce que sa présence justement, c’était tout ce qui me rassurait, je ne pouvais rien réclamer devant lui, il n’avait hérité de rien, il avait travaillé toute sa vie, et ce toit, cette maison, c’était aussi la sienne, même si elle venait de la mère, un peu comme une dot étrange à ce gamin des rues, qui avait grandi dans un taudis et dormi à même la terre avec ses frères,

alors moi, forcément, je me sentais un peu minable de réclamer mon dû, même s’il me l’avait promis, je sentais que je ne pouvais pas, que je devais attendre que ça vienne de lui, puis j’ai fini par comprendre que par-delà les apparences, par delà l’attitude soumise de cette femme à son mari, c’était surtout elle qui tenait la culotte, que je devais passer par elle pour obtenir ma maison, pour récupérer ce qu’on m’avait donné en échange de l’avance sur l’héritage de mon frère,

j’aurais dû me douter que ma mère n’allait pas me faciliter les choses, j’aurais dû savoir que depuis l’affaire du masque de fille, le peu d’amour d’enfance qu’on avait échangé s’était transformé en une haine farouche et indomptable, un affrontement perpétuel, et que nous ne luttions pas à armes égales, après tout Hélène disait toujours de moi que je manquais d’ambition, que j’étais incapable de prendre une décision, qu’il fallait toujours que je sois au pied du mur pour faire les choses,

elle a peut-être raison, ça doit venir de là cette impuissance à s’imposer dans les moments qui comptent vraiment, mais s’ils avaient pu me voir au travail, ils se seraient rendus compte à quel point je me sentais vivant et comment on percevait chez moi des qualités que je ne pouvais exprimer nulle par ailleurs, en tout cas pas dans le cadre de ma cellule familiale,

elle est drôle cette façon de parler de cellule pour évoquer sa famille, un peu comme si les êtres qui vous aimez les plus étaient ceux qui vous enfermez toujours un peu trop loin, là où à force de faire semblant on finit par s’isoler, à trop chercher les mots pour s’adapter, se conformer, à ce qu’ils voudraient qu’on soit,

avec toute cette eau à perte de vue j’ai encore attendu le dernier moment avant de réagir, maintenant il est trop tard toutes nos affaires sont foutues, Vincent m’avait prévenu pourtant, il m’avait dit que les prévisions n’étaient pas bonnes, qu’on risquait de se retrouver bloqués cette fois, que le fleuve allait atteindre un niveau de crue jamais vue dans la région, bien au-delà de la grande crue de 1926 où l’eau était montée à plus d’un mètre soixante-dix,

on avait quand même un peu anticipé avec Hélène, je lui avais dit que cette fois on allait mettre deux parpaings l’un sur l’autre pour abriter nos affaires et que pour les autres on les stockerait dans la véranda qui est surélevée de quarante centimètres, il n’y avait pas de raison que ça ne fonctionne pas, l’hiver précédent on avait eu huit centimètres, une seule hauteur de parpaing avait suffi,

mais à présent l’eau monte de toute part, la plupart des gens ont fui, en tout cas ceux qui comme nous vivent en première ligne à la lisière du fleuve, j’ai dû sortir par derrière et passer par la véranda qui est complètement inondée, il doit y avoir au moins cinquante centimètres d’eau et peut-être un mètre dans la maison, on ne perçoit plus que la crête du canapé dans le salon malgré les quarante centimètres de parpaings sous ses pieds,

Hélène ne veut plus descendre elle dit qu’elle a trop froid et puis qu’elle a peur de tomber et de ne pas pourvoir se relever, elle ne sait pas nager en plus, elle a encore l’étage pour s’abriter, l’eau n’y montera certainement pas mais on risque de vite se retrouver privés de provision là-haut, il ne nous reste que quelques boites de conserves que je nous fais réchauffer depuis deux jours sur un petit réchaud à gaz, elle a aussi un petit radiateur à fioul pour se chauffer et avec les couvertures elle aura de quoi tenir jusqu’à ce que je règle les choses avec ma mère,

je vais récupérer ma maison, elle va devoir partir et si elle refuse je la mettrai dehors, j’ai attendu trop longtemps, je ne vais pas me laisser marcher dessus toute ma vie, je n’ai pas travaillé pendant quarante ans pour me retrouver cerné par les hauts et regarder toute ma vie les autres profiter de l’existence, alors que moi je suis comme bloqué dans une salle d’attente depuis l’enfance,

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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