tu quittes pour les cours, dernier coup d’œil sur le miroir, prête avant l’heure tu peux prendre le temps, toi face à toi dans le miroir, coquetterie de tes vingt ans ou petit réflexe, dernier coup d’œil avant la journée ;
tu vois tes yeux isolés, tes yeux se refusent, tes yeux et ce rien qu’ils renvoient, te dépêcher, produire des mots, engager le sens, empêcher tes yeux de se séparer de toi, glace devenue écran, elle ne reflète pas, devenue statue d’images lapidaires, le défilement continu ;
tu vois ton école d’ingénieur, une classe, le cours de physique c’était hier, tu vois l’ennui dans l’atonie de ton corps, lourdeur de cuisses dans le bois de la chaise, troisième rangée au centre, le relâchement des mains posées sur le bureau, ton cou enfoncé ;
tu vois tes camarades d’école, les élèves du premier rang, sourcils immobiles, yeux endurcis, la détermination des mâchoires, leurs épaules relevées, sur la défensive contre tu ne sais quelle attaque ;
tu vois des pieds bouger, scander le temps de battements nerveux, impatiente jeunesse, le parquet grince sous les pas du professeur, il se déplace sans cesse, tu vois la poudre des craies voile blanc sur le tableau, sur les meubles, l’odeur du bois est éternelle, pupitres aux identités provisoires signées par les élèves qui s’y succèdent, superposition d’arabesques gravées aux stylos, aux compas, indélébiles mais éphémères marques d’appartenance, on ne fait que passer ;
cinq filles dans cette classe qui prépare à des métiers d’hommes, mais de nos jours ce n’est plus pareil, une fille aussi ça peut faire ingignieur, c’est même très bien de faire ingignieur, cinq filles parmi quarante-cinq garçons, princesses éparpillées, efforts de coquetterie pour échapper aux poncifs, même la laide Olga au charme étrange, votre cause : pardonnez-nous notre intelligence, élégance, sourires et éclat lestent les rangs de présence, vous leur êtes précieuses pour de mauvaises raisons ;
l’école aux larges poteaux en béton gris, tu vois l’irrégularité du béton, ta main glisse le long de leurs façades pendant les récréations, ta peau joue à s’écorcher dans leur rugosité, tu vois les escaliers extérieurs, marches où vous avez tous posé pour la photo de classe le jour de la rentrée, de futurs ingénieurs posés dans leur choix, tu te vois sourire pour la photo, tu souris facilement, visage droit devant, il y a plus de deux ans, tu as dix-huit ans, tu es intimidée, bouche retroussée à gauche, ton sourire emprunté, tu es excitée, tu n’as pas voulu être ingénieur, mais tu aimes ne pas savoir, relancer l’inconnu, tu espères contre toi, espoir contre vérité, tu regardes l’objectif, tu as ce regard oriental qui recule les horizons, tu regardes le photographe, c’est le seul que tu ne vois pas ;
tu vous vois : cinq filles, quarante-cinq garçons, promotion de futurs ingénieurs, tu vois tes parents, le discours de leurs yeux, fierté et admiration, tu te vois sur les marches en béton gris, une fille, cinq futures femmes ingénieures, tu t’entends rire trop fort, tes éclats, tu opposes ton impertinence au sérieux universitaire, tu tiens à ça, ton compromis a des limites, oser ta singularité si tu acceptes le reste ;
ta vie défile devant toi ce matin ; serais-tu en train de mourir ;
mektoub on ne décide pas, on est sans choix face à l’évidence, quand on est si bon en maths en matières scientifiques, quand on peut accéder à ce parcours, on ne dit pas non, quand on réussit prestigieux concours, on ne fait pas la fine bouche, pouvoir c’est arrêter de vouloir, tout le contraire de ce qu’on dit ;
tu vois l’avenir garanti, ses journées de mari bureau enfants famille amis, une vie sans soi tout confort assuré, tu vois une maison comme il faut, meubles et propreté étincellent dans le miroir que tu continues de viser, tu te vois comme tu ne te connais pas, comme tu t’imagines plus âgée, comme tu ne te reconnais pas, sobre bien habillée, une femme comme il faut, ton homme jouerait au tric trac sur la terrasse du fond, toi sans regard, enfermée par l’obsession, tes scrupules, exigences et bonne réputation, femme parfaite à tout instant, tu ne peux pas ;
une fille sans problème tu as tout pour être heureuse ils disent, tu es aimée ils disent ;
tu entends se raconter un quotidien sans surprise, l’avenir n’est pas devant, il s’énonce autour de toi, tu vois femmes et hommes, ce matin tu vois la vie se dissimuler, ta vie d’emprunt, d’absurde répétition, le drame ordinaire ;
depuis que tu lis que tu écris tu ne peux plus, tu ne veux pas de ces figures enchaînées en toi, depuis que tu écoutes vivre les femmes, les maquillées, les dépourvues d’artifices face à la tristesse, des plus meurtries aux plus épanouies ;
tu te regardes dans le miroir, tu regardes cette voix, une décision, tu quitteras études, famille, lois… tu partiras ;
dans la minute de la décision, tu les entends à nouveau, bombardements au loin, le Liban cogne contre le jour qui monte, pas de couvre-feu aujourd’hui, vous ferez cours à l’université, entre deux interruptions ;
un jour comme un autre.
7 commentaires à propos de “#anthologie #09 | un jour comme un autre.”
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Ma Gracia, je viens enfin te lire.
Quel texte !
Tout ce que tu écris en partant des yeux.
Et comme ça glisse, du personnage devant le miroir à la classe aux camarades etc. – fluide.
J’aime beaucoup le passage autour du tableau, ce que tu développes. Et aussi celui où tu opposes ton impertinence au sérieux universitaire, les compromis, ses limites.
Et le dilemme entre ce ‘pouvoir’ et ‘vouloir-être’… rester par devoir, quitter par nécessité.
Puis le Liban, les bombardements – douleur.
Le personnage dans son entièreté, sa féminité, sa justesse !
Et l’usage du tu qui donne force à ton texte.
Merci.
Oh Annick, merci pour ton retour, tes mots portent ! immense merci (j’ai du retard en écriture et lecture, pardon ! je me rattraperai bientôt). Merci fort à toi
Retard aussi… ne pas t’inquiéter… on garde le contact, l’amitié, malgré la distance et le temps qui file parfois trop vite.
Je t’embrasse.
Quel texte ! un coup de poing, merci chère Gracia pour ces mots qui touchent au coeur, une désertion
merci à toi Camille, touchée
Magnifique.
Le narratif se dégage de toutes ces images effractées, on la sent poindre cette jeune femme et ce qu’elle a à nous dire.
oh merci beaucoup !