Tous les jours avant de faire sa balade, grand tour à cent quatre-vingts degrés à travers tout le quartier, il sait qu’ils seront là, de l’autre côté de la route, vautrés sur les bagnoles, goguenards, presque à l’attendre, à le rancarder lui, T., le jeune échevelé à l’allure douteuse, le pas comme tou’l’monde, un gars de biais mal fagoté, alors T. remonte le futal en toussant de côté, il penche la tête, la relève d’un coup sur la gauche, redresse les épaules, ventre devant, grand plomb de métal, faut faire semblant, pas vu pas pris, il glisse dans la rue, vaste rigole sans un seul arbre, les blagues sur un trottoir, leurs têtes à claques, sourires narquois en petites brutes, on n’imagine pas des gueules aussi méchantes, et c’est tous les jours des vacances que Dieu fait, ils s’allongent sur les carrosses brûlants de soleil, ils vident des bières, ils l’attendent, sûrement ils l’attendent, hé hey toi là, t’habites là, t’as besoin d’aide, tu veux une bière, t’as mal aux pieds, tu marches bizarre, t’as trop mangé, T. répond pas, il tousse de travers, le cou déporté sur la gauche, il redresse le torse, il fait mine de, traverse pas, ne prend pas la route normale, ça lui fait un détour plus long, tous les jours à s’astreindre de ne pas prendre la rue, bifurquer tout de suite à gauche pour éviter d’être la cible, pour disparaître des yeux, parfois même il escalade la clôture de la voisine catho pour éviter d’avoir à passer devant, la voisine elle vient nous engueuler, à force on va défoncer sa palissade, en plus vu son gabarit, elle marmonne, faudrait entrouvrir notre haie et laisser la sienne tranquille, alors T. fabrique un trou, les tuyas ont une faille dans le ventre, il passe à travers, il déboule dans le sentier, il respire tiré d’affaire, il marche, s’arrête, remonte le pantalon qui glisse, et fouille dans ses poches, en retire des petits cailloux, il fait frais sous la pluie, les cailloux dans la main, il tend le visage, il ouvre les paupières, le ciel rempli de blême, et tout à coup il voit, les silhouettes écrasées contre un arbre, sourires couchés dans la gueule, presque placides à voir de loin, les gaillards sont là devant, en travers du sentier, il n’en revient pas, tant de peur laboure les épaules, le bas du torse, la nuque, les entrailles, tant de peur, qu’il en choisit un au hasard, un dans le tas, pile celui d’en face, et vlan, il fonce dessus, franc devant, avec les pognes fermées, pleines de cailloux, les gars instinctifs se redressent, attendent, chevilles, piège, flairent le piège, qu’est-cetu fous mec, T. avance droit, il crie, sa bouche est l’embouchure très large d’un tunnel, si tu m’laisses pas passer je vais chercher les tenailles et ça va saigner, la bouche est large comme un tunnel qui vide son bout de fleuve, la bouche est rentrée dans leur œil, le bras gauche pleine figure, le déguerpi des bleus, quels fouille-merde il crie, il crie, tremblant debout pendant un long moment, jusqu’au soir arriva, à l’abri des pluies dans la tanière obscure, un à un dans l’écran, dopé de lumières électriques, il leur coupa la tête.
Un commentaire à propos de “#anthologie #09 | têtes coupées”
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Superbe texte ! c’est puissant, tendu. On aurait envie que ça continue.