#anthologie #09 | sur un papier brouillon

Je ne connaissais rien au sujet de l’épreuve, j’avais vingt-et-un ans et j’ai rempli une page, une demie peut-être seulement, le demi-tour ce n’est pas ça, je ne voulais pas rendre copie blanche, dans la salle encore neuve du centre d’examen de Marne-la-Vallée où pénétrait la lumière du jour, les néons blafards nous étaient épargnés,

dans le rêve qui remontait à plusieurs années, la lumière était encore différente, elle ne venait ni de l’avant ni de l’arrière, elle se diffusait non pas des nuages entre lesquels je flottais dans le grand tee-shirt illustré qui me servait de chemise de nuit, j’avais quinze ans peut-être quand j’ai fait ce rêve, la lumière passait comme à travers une toile de tente, elle ressemblait à celle d’un écran de radioscopie, elle ne venait de nulle part, je flottais et j’étais morte,

et même si je ne portais pas le tee-shirt illustré cette nuit-là, dans mon rêve je flottais dedans, entre deux airs, je n’avais ni peur ni mal, j’étais légère sauf d’une chose, je ne connaîtrais pas la suite de ma vie, ça me rendait triste,

et la vie a continué au réveil, mais ce n’est pas exactement de ce demi-tour en pleine nuit du ciel vers la terre que je veux parler, même si cela a quelque chose à voir avec ce qui s’est passé le jour du concours,

dans la salle d’examen l’illumination passa par l’écrit, obligée que j’étais de rester sur ma chaise pendant une heure, ou deux, ou trois, je ne sais plus le règlement, c’était un concours important, qui m’importait assez peu, mais cela n’a rien à voir avec un demi-tour, pendant ce temps j’écrivais sur les papiers brouillons, des feuilles de couleur pastel, il y en avait des jaunes, des vertes, des rosâtres, une couleur entre chair et terre, entre muqueuse et brique, parfois même des bleues, je ne sais pas sur quelle couleur s’est écrite ma révélation à moi-même,

j’ai disserté pour moi-même sur le sujet de la grâce, parce qu’une camarade avait lancé ce mot, peut-être pas aux pauses à l’université, peut-être par écrit, déjà, dans une correspondance, quand j’étais partie un an à l’étranger, elle était prosélyte et moi je voulais croire de toutes mes forces que l’esprit peut s’ouvrir, que les mots font des miracles,

je lui écrivais sur un papier lavande, très lisse et très profond, qu’avec d’autres copines elles m’avaient offert la veille de mon départ, il se passait du temps entre lettre et réponse, c’était quelques années avant que l’immédiateté n’envahisse nos vies,

et moi la grâce ça ne me parlait pas, je ne savais pas bien ce que c’était la grâce, j’essayais de comprendre mais ça ne venait pas, dans la salle je suis restée peut-être plus longtemps que l’heure de présence imposée, parce que se déposait sur un papier brouillon l’aboutissement d’une prise de conscience qui mûrissait en moi depuis plusieurs années de façon inconsciente, et je suis ressortie de la salle d’examen allégée d’une croyance,

un baptême à l’envers, mon chemin s’écartait de Damas, et si une autre amie, très proche celle-ci, fut heurtée que j’emploie ce mot à l’envers, c’est bien d’une conversion qu’il s’agit,

elle fut heurtée bien qu’elle ait, j’en témoigne, un esprit grand ouvert,

une conversion préparée par des années de formation intellectuelle et spirituelle, préparée par une éducation religieuse faite d’ouverture au monde et d’attention aux autres, non pas d’enfermement dans des certitudes comme la fille de la grâce, une conversion qui ne fut pas rupture, et j’entre volontiers encore dans les églises,

la révélation, en photographie, nécessite une chambre obscure, des bains répétés dans différents produits, pour que l’exposition d’une image apparaisse sur le papier,

aujourd’hui les images nous sont faciles par milliers, mais les images de l’intérieur ne sont pas aisées à transcrire, ni celles des rêves ni celles de l’au-delà,

l’idée est profonde en moi depuis la sortie du centre de concours de Marne-la-Vallée, l’univers n’a pas besoin de dieu pour exister, ni moi par conséquent, car je suis une partie de l’univers, je suis liée à l’univers et par conséquent, être athée, donc matérialiste, n’implique pas se dépourvoir de toute spiritualité,

est-ce l’angoisse de la mort qui nous incline à l’incroyance comme à la croyance ? me suis-je souvent demandé, car pour répondre à cette angoisse, il est possible de nier la mort, prétendre la vie éternelle, il est possible aussi de nier la survie de l’âme, par terreur d’une infinie solitude intersidérale où l’on flotte dans un tee-shirt illustré dont le tissu blanc a viré au gris après bien des lavages, il a grandi sur moi, j’avais quinze ans peut-être,

flotter sans fin dans un vide interstellaire, seule dans mon tee-shirt à tête de Mickey, toute seule morte et pour l’éternité, âme transparente ayant tout gardé des peines, des angoisses, des souffrances terrestres, mais détachée des autres et s’éloignant dans l’univers en expansion, comme dans un film de science-fiction,

cette image où je n’irai, je crois, jamais, ce n’est pas la mort, la mort est le néant et n’a aucune image, or tant que je ne suis pas rien, je me fais de la mort une image, une vision nocturne, une nuit à la fois transparente et étoilée, une absence de fond.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.