soudain le film s’est arrêté, l’image est devenue fixe, elle représentait une grande rue de New York qui ressemblait à la Broadway dans une perspective verticale avec des hauts immeubles de chaque côté, des voitures qui montaient et d’autres qui descendaient et de part et d’autre, des piétons qui occupaient toute la largeur des trottoirs,
ce n’était plus un film, c’était l’image d’un film avec beaucoup de détails, de voitures, d’immeubles, de gens immobiles, figés dans l’instant, statufiés, ensorcelés,
sauf un,
un homme avec un chapeau mou attendait sur le trottoir que le feu passe au rouge afin de pouvoir traverser, il a lentement tourné la tête vers moi et m’a regardé,
ce n’est peut-être pas moi précisément qu’il regardait, c’était la caméra qui tournait le film auquel il appartenait que je regardais seul dans la grande salle du Regal près d’Union Square sur Broadway,
la bobine du film avait dû casser, à moins que l’incident ne soit due à une autre avarie technique,
une image fixe (sauf lui) était projeté devant une salle vide (sauf moi),
nous étions tous les deux des exceptions dans nos univers sans vie,
nous nous sommes regardés, j’ai d’abord lu l’interrogation dans les yeux de l’homme au chapeau mou, s’il pouvait me voir il y aurait vu la même expression,
il pouvait tenter de rester immobile comme son entourage, il pouvait aussi essayer de continuer son chemin et traverser la rue sans risque puisque toutes les voitures étaient à l’arrêt,
l’homme a choisi de faire demi-tour et de repartir d’où il venait,
contre toute attente,
il s’est retourné et s’est mis à marcher sur le trottoir en revenant sur ses pas et en évitant les nombreuses statues qui encombraient son passage,
je l’ai vu regarder les passants immobiles dans les yeux, scruter leurs visages, chercher une poussière de vie,
l’homme a descendu la rue dans le sens opposé, il est passé devant le Macy’s où des bénévoles de l’Armée du Salut tenaient à bout de bras des bols de soupe coiffés de volutes de fumée immobiles, il a évité un landau, contourné une imposante vendeuse de bretzels, failli renverser un gamin qui mangeait une glace,
il allait disparaître de l’image quand je l’ai vu passer devant le cinéma où je me trouvais,
je suis sorti de la grande salle du Regal en courant, je me suis précipité au dehors,
tout était figé comme sur l’image de l’écran, le monde était devenu immobile,
sauf lui,
sauf moi,
l’homme au chapeau mou marchait à l’envers du cours de sa vie qui l’avait mené à une image fixe,
une impasse,
alors je l’ai suivi, j’ai fait comme lui,
j’ai marché dans le sens opposé
Où est le réel, où est la fiction, et si le monde n’était pas les deux confondus… Il y a de la Rose pourpre du Caire dans ton texte, avec en plus cet air hébété face au monde; merci;
Vraiment très puissant. Merci.
(un blade runner, non?)
une histoire à rebours qui sort de l’écran
une histoire d’image fixe mais dans quel monde sommes-nous ? ce serait un peu comme l’enregistreur qui garde mémoire du film jusqu’à ce que sa mémoire soit pleine, après il est impossible d’aller au-delà, donc à un moment ça s’arrête forcément…
C’est magnifique.
Très intéressante mise en abîme et en effet on ne sait ce qui est fiction, où se situe la limite avec le réel. Très réussi !
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