#09 / L’appel
Je devais, en plein mois d’Août, aller en résidence d’artiste pendant dix jours à Rodez, aussi j’avais pris mes billets de train en avance mais, au moment où tous prenaient des trains, avions et autres moyens de déplacement pour partir en vacances quelque chose en moi brûlait et me disait « reste !» Et quand tous se dirigeaient vers la gare, je rebroussai chemin, voyant alors les voyageurs de face qui allaient dans la même direction ; je décidai d’aller à contre-sens, à contre-courant de ce que l’on attendait de moi… je prenais un autre chemin, je le savais intérieurement, face à la foule qui avançait en me bousculant, et je me sentais bercé par elle, ce qui me confortait dans ma décision de ne plus faire œuvre là où l’on m’attendait mais plutôt de me terrer dans mon abri pour me consacrer au rude exercice de l’écriture quotidienne sans autre but que de plonger dans une traversée obscure et intense et dans la recherche des mots justes par une introspection qui me paraissait plus que nécessaire : je désirai profondément apposer des mots sur le papier et le clavier pour dire des choses personnelles qui me hantaient avec la conviction que cela pourrait être utile au monde, je le croyais naïvement tout comme je croyais fermement au pouvoir magique des textes sur l’âme. C’était le stade du miroir, où je me reconnaissais dans mon reflet, le stylo à la main, là où pendant trente ans s’y était trouvé un pinceau, années pendant lesquelles j’avais recouvert de peinture du papier et des toiles, sans discontinuer, années où le noir avait été couleur et les regards des motifs récurrents qui cherchaient à percer un mystère à moi-même caché… je commençai à écrire avec ferveur, en pensant que cet été était mon meilleur été ; et à ce « tu n’es pas partie » je répondais un non souriant, en entendant dans cette banale question une stupeur et un effroi mélangés à de l’incompréhension face à ma volonté farouche de ne point me déplacer et de me plonger dans les eaux profondes et accueillantes des livres plutôt que dans celles de la mer salée ; je m’alanguissais entre chaque mots, respirais et continuais mes lectures, écrivais à la manière de tel ou tel auteur pour me débarrasser ensuite des influences tout comme je m’étais symboliquement débarrassée des écrits de mon père. Ce père qui, omniprésent et omnipotent me posait toujours cette question avant même de prendre de mes nouvelles, cette question, inlassablement sans réponse de ma part, cette question insoluble pour moi et qui me coupait les jambes à chaque fois : « t’écris toujours pas ? », comme une injonction, terrible, à écrire mais surtout en vérité à ne pas écrire, je le comprenais maintenant, à vingt-cinq ans de distance. Je rebroussai chemin aujourd’hui, pour écrire au lieu de peindre, pour mettre des mots là où aucun mot n’avait existé auparavant. C’était un peu prétentieux et un peu fou… de cette folie qui se collait à moi, sur tous les pores de ma peau et qui m’enjoignait à rebrousser chemin et à rester dans la maison refuge pour écrire. Ce père, était-il heureux de voir sa fille hantée par les mots et par leur agencement ? Il avait été si déçu de son vivant, et en même temps sa déception même l’avait empêchée, l’avait fait résister à l’appel… je rebroussai chemin et prenant une route opposée qui ne me menait ni aux vacances ni à ce que l’on attendait de moi, je répondais présente à l’appel, tout comme je l’avais fait à mon entrée au collège lorsque je mesurai l’absence de mon ami d’enfance. Les noms égrenés étaient des poèmes et la disparition du nom de mon ami, enlevé des registres scolaires et de toute administration française, une béance poétique plus grande encore, son nom inscrit sur le registre de ma mémoire.