On était tous contents de partir en vacances. Les enfants avaient préparé leurs affaires de plage, moi celles de plongée, il n’y avait que Marie qui souriait peu depuis quelques temps et ce matin, manifestement, elle trainait des pieds pour m’aider à tout caser dans la voiture, alors que je savais que ces deux semaines au soleil allaient lui faire, aller nous faire, à tous les quatre, le plus grand bien. Toutes ces journées harassantes au collège avec des adolescents insolents, ses collègues déprimés ou absents, des directives impossibles à appliquer, toutes ces soirées à préparer les leçons, remplir des cases d’appréciation, et puis ces derniers temps les weekend entiers où elle partait participer aux réunions du syndicat, l’avaient, et cela se voyait bien dans ses yeux, comme partis ailleurs, et à sa manière de s’écrouler le soir dans le lit sans m’embrasser, épuisée. J’avais tout organisé, réservé, budgété, planifié. Quand on est arrivé, tout ce qu’on pouvait espérer de meilleur était au rendez-vous, le soleil, la mer et les jeux pour les enfants à deux pas du bungalow, avec un intérieur comme sur les photos, confortable, pas de voisins bruyants aux alentours, un club de plongée sous marine avec du matériel neuf et en quantité, des moniteurs sympathiques, et pour Marie, la piscine, les cours de Pilate, le calme du jardin arboré. La première semaine s’était déroulée avec bonheur, les filles avaient trouvé des copines de leur âge, je partais plonger dans des eaux de plus en profondes, Marie se reposait, beaucoup, loin de nous. Un midi, au self service face à la mer, Marie était allée chercher des pâtisseries, son téléphone portable, qu’elle avait oublié sur la table, a sonné. Ce n’était pas son habitude de le laisser trainer, son habitude, à elle, était de le garder toujours avec elle, près d’elle. Je lui demandais souvent de le laisser de côté quand on partait en randonnée, ou le soir quand on allait boire un verre en dehors de la maison. Mais elle me répétait que ses parents étaient âgés et ils avaient souvent besoin d’elle, pour un rien et comme elle était fille unique – tu comprends je dois être là pour eux . Quand sa mère appelait, elle savait que la conversation allait durer, alors elle s’éloignait, pour ne pas nous déranger, les enfants et moi, avec des discussions futiles, mais sûrement utiles pour elles deux.
Les voisins de table semblaient être agacés par le bruit de la sonnerie, pourtant peu audible, je décidais de me saisir du téléphone pour l’éteindre mais juste avant – vous savez docteur comme on fait ce geste machinal juste avant de prendre ou de refuser l’appel, on regarde qui appelle – j’ai regardé l’écran alors que dans cette situation ce n’était pas moi qu’on voulait joindre, mais j’ai regardé, par habitude, par réflexe, par automatisme de toutes ces gesticulations de la vie qui sont la plupart du temps sans conséquence, sans effet secondaire. J’ai vu un nom, j’ai vu son nom, plutôt j’ai vu un prénom, j’ai vu que c’était lui qui appelait, celui avec qui elle m’avait dit, il y a quelques mois, qu’elle avait rompu, que tout était fini à jamais et que tout allait, pour nous recommencer, comme avant, en mieux même. Je l’avais cru, on avait décidé de repartir du bon pied, de s’aimer mieux et plus encore, de surmonter cette épreuve, banale, je sais, mais qui peut être fatale. On était reparti sur de bonnes bases, on se parlait un peu plus qu’avant, on s’écoutait plus aussi, mais il y avait toujours ces horaires décalés qui nous faisaient, la semaine, nous croiser et le weekend on était, main dans la main, occupés à nos enfants, parce que nos enfants c’est sacré, vous savez, docteur.
Les filles avaient déjà quitté la table pour aller retrouver leurs copines à la plage, j’avais eu le temps de reposer le téléphone, Marie n’avait pas entendu l’appel, me proposa un des gâteaux qu’elle avait disposés sur une assiette mais je n’étais déjà plus là quand elle me demanda tu préfères la salade de fruits? , je veux dire que ma tête était déjà ailleurs. Je l’ai laissé finir son dessert, seule, et j’ai prétexté un départ pour la plongée. Je savais qu’à cette heure, le bateau était déjà loin, je m’avançais près de la cabane, fermée par sécurité, qui contenait le matériel. Les plongeurs expérimentés et certifiés comme moi étaient dans la confidence de la cachette de la clé si on voulait en dehors des départs collectifs se servir pour aller s’entrainer. Sous un pot de fleurs derrière un buisson. Je suis rentré dans cette pièce, sombre, il y faisait chaud, très chaud. Je me souviens que je me suis assis sur un tabouret en bois rouge, je ne sais pas combien de temps je suis resté. Je me souviens avoir décroché un fusil, avec une bonne prise en main de la crosse, un harpon, le plus long, un mètre trente, je l’ai fait glisser dans le tube, j’ai vérifié la position des sandows, je savais bien qu’il est interdit d’armer une arbalète hors de l’eau, mais j’étais, moi, hors de moi. Après ? plus rien.
Quand je me suis réveillé j’étais à l’hôpital, aux soins intensifs. Bardé de tuyaux, emmailloté de pansements, je ne pouvais pas bouger, je respirais très lentement et difficilement, je voyais flou, la tête me tournait. J’entendais le cliquetis des machines auxquelles mon corps était relié. Un médecin a ouvert la porte, s’est approché du lit en se penchant sur les écrans qui affichaient les données de mon pronostic vital – vous l’avez échappé bel, on peut dire que vous avez de la chance, juste au milieu, la flèche, juste entre les deux ventricules du cœur, bon il y a eu des dégâts, on a passé neuf heures au bloc à vous réparer, mais mon vieux vous auriez pu y rester -. Je ne pouvais pas parler. J’étais en vie et je venais de réaliser, après cette courte amnésie, que, assis sur ce tabouret, j’avais voulu mourir. A partir de cet instant, comme un instinct de survie pour que tout ce qui allait suivre ne soit pas plus compliqué que ce ne l’était déjà, j’ai compris qu’il fallait mentir. Quand on allait m’interroger il ne fallait pas que je dise que j’avais dirigé volontairement le fusil avec le harpon amorcé vers moi, que c’est moi qui avais décidé de tirer. Il fallait que je dise que c’était un accident, que j’avais fait, par imprudence, une mauvaise manœuvre. Le miracle a continué, pas pour longtemps. Je me suis remis rapidement, au grand étonnement du corps médical. A la sortie de l’hôpital, il y a eu une enquête, interrogé par la police, j’ai appris que c’était ma fille cadette de dix ans qui m’avait découvert. Par hasard -vous croyez au hasard Docteur ? – elle s’était approchée de la cabane pour remplir une bouteille d’eau au robinet qui se trouvait tout à côté, elle avait entendu des gémissements et voyant la porte entre ouverte, elle était rentrée. Elle avait vu son père gisant au sol, avec une flèche transperçant sa poitrine et du sang, beaucoup de sang partout. C’est elle qui m’a sauvé, à quelques minutes près, parait-il, c’était fini. On n’en a jamais parlé, après, et pour cause, on nous a séparés. Marie s’est enfuie avec les enfants chez ses parents, je suis resté dans notre maison. Avec le chien, les voisins, curieux, la pelouse que j’ai arrêté de tondre, Marie a demandé le divorce et la garde exclusive des enfants. Au tribunal j’ai bien dit que je n’avais pas fait exprès, alors le juge a ordonné une expertise psychiatrique – et me voilà devant vous docteur – , cela fait un an que je ne vois mes enfants qu’une fois par mois, deux heures pas plus, dans un endroit surveillé, protégé comme ils disent, il parait que c’est long la justice, qu’il faut attendre votre rapport, retourner devant le juge pour savoir si enfin je vais pouvoir les retrouver, mes filles, mes poupées, mes chéries, mes amours, Marie a dit au juge qu’elle avait peur, peur que je recommence, que les enfants sont traumatisés, qu’il faut laisser le temps au temps. A vous docteur je peux bien le dire, je voulais mourir, oui, savoir que Marie pouvait me quitter pour un homme, lui ou un autre, m’a rendu fou, fou à en mourir – vous êtes couvert par le secret professionnel n’est-ce pas ?.
Ma vie a basculé de l’autre côté, du côté de l’obscurité. J’ai tout perdu, ma femme, mes enfants qui peut-être ne voudront plus jamais rester près de moi, comme avant, mon associé m’a lâché aussi, le chien est mort, je tourne en rond, je n’ouvre plus les volets de cette maison si lumineuse et si joyeuse avant. Avant la sonnerie du téléphone, avant la cabane, sa pénombre, avant la flèche, avant d’avoir le cœur brisé, le cœur transpercé.
merci pour ce texte si simple, si proche, si terrifiant
oui c’est exactement ce que j’ai ressenti aussi à la lecture, merci Eve.
..Merci Cécile ! la vie oui parfois terrifiante..merci.
quel texte ! je reste un peu sans voix…et je pense au titre du livre d’Annie Ernaux, « l’écriture comme un couteau »
un grand merci pour ce retour. Ça booste pour la suite du marathon!
Merci pour ce texte.