E n’a pas choisi le Grand Almira Hôtel. Pour une fois il m’a laissé faire. Je lui reprochais assez de prendre toutes les décisions liées à notre voyage, la destination, les lieux que nous visiterions, la manière dont nous nous déplacerions, ce que nous mangerions, les chaussures que je devrais porter parce qu’il faudrait beaucoup marcher, quand je devrais mettre un foulard et cacher mes cheveux, l’heure à laquelle il fallait que je me lève si je ne voulais pas tout rater, la durée des pauses dans le parc, quand il fallait prendre des photos (je n’en prends jamais), quand il fallait acheter des souvenirs parce que le bazar nous n’y reviendrions pas, l’exclusion des librairies de notre itinéraire à cause du temps long que je pouvais y passer et de mes compulsions d’achat qui alourdirait inutilement nos valises de livres en anglais que probablement je ne lirai jamais. J’ai eu la permission pour une décision et une seule, celle de dormir pour ma nuit d’anniversaire dans l’hôtel de mon choix. Fathi n’est pas un quartier qu’il aurait choisi non plus. J’ai décidé sur un coup de tête. Nous avions visité une galerie d’art qui était au programme du voyage qu’il m’offrait et qu’il avait préparé avec soin dans l’idée de me reconquérir et de donner une chance à notre relation qui s’étiolait depuis septembre dernier. À défaut de livre j’avais acheté la reproduction d’un des tableaux de la jeune artiste. Elle était attentive et nous a expliqué dans un mauvais anglais ce qu’elle avait voulu représenter, et que j’ai écouté distraitement plus soucieuse de ce que moi j’y voyais. Je voyais la silhouette d’un homme seul, debout les mains dans les poches, saturée de rouge, la tête hors du cadre comme coupée, avec une chemise qui semblait avoir été blanche sous le voile de rouge et un pantalon, ombre bleutée dans le déluge de rouge. Je sais que E n’a pas aimé cette toile. Il n’a fait aucun commentaire. Mon anniversaire était demain et il sentait que son application à bien faire à tout prévoir de notre voyage commençait à m’agacer.
Quand l’heure de retourner à notre hôtel est arrivée, j’ai pensé à cette enseigne que j’avais vue sur le chemin alors que nous cherchions la galerie. Je ne prends jamais de photo. J’aime l’idée que les images sont gravées en moi et que je peux les convoquer quand je le souhaite au moment où j’écris mon journal ou travaille un roman. Avec E je n’ai pas la liberté de prendre des notes dans mon carnet, tout comme les librairies, les arrêts dans un café ou un parc pour écrire ne sont pas prévus au programme de E. J’ai eu pourtant envie de prendre en photo avec mon téléphone portable l’enseigne du Grand Almira à cause du mot « grand » sans doute qui contrastait avec la langue turque affichée tout autour de nous. L’alphabet pour écrire cette langue compte 29 lettres. La révolution des signes est une réforme voulue par Atatürk pour remplacer l’alphabet arabe utilisé dans l’Empire ottoman pour transcrire le turc. 21 consonnes et 8 voyelles. Les lettres w, x et q n’existent pas en turc. E m’avait suffisamment répété l’histoire de l’alphabet turc pour que je la retienne. Quand j’étais enfant, je m’étais demandé s’il y avait d’autres lettres que les 26 lettres de notre alphabet. Je trouvais arbitraire ce compte arrêté des lettres de l’alphabet qui à mon avis nous contraignait à un nombre fini de mots et nous en interdisait d’autres qu’il nous était impossible d’inventer faute de lettres. E avait noté le nombre important de maisons en bois, délabrées, à l’abandon qui donnait au quartier un air de banlieue pauvre d’Istanbul (qui n’a pas de banlieue, je crois) comparé aux quartiers dans lesquels nous avions résidé auparavant. Je ne sais plus qui m’a raconté (est-ce E ?) ni même si c’est vrai d’ailleurs que ces maisons appartenaient à des pachas qui lors du coup d’État (j’ai oublié lequel et même si cette information est juste) ont quitté en une nuit toutes les maisons cossues d’Istanbul. Celle qui est maintenant l’Hôtel Grand Almira est dans un coin de rue et je l’aurais presque manquée tant tout semblait à l’abandon dans ses alentours. Des enfants pieds nus et sales jouaient devant en criant et celui dont je connaîtrais plus tard le nom était assis sur les marches d’escalier à l’entrée de la maison haute de 4 étages. Sur un coup de tête, j’ai pensé que c’était dans cette maison, dans ce quartier, dans cette ruelle que je voulais fêter mon anniversaire. Si j’y suis aujourd’hui sans papiers d’identité alors que E est parti, je n’ose m’avouer que c’est à cause d’un acte manqué.
Bonjour Gilda, j’ai lu ton texte avec gourmandise. Merci !
Merci Émilie 🙂
Je m’attache vraiment vraiment. La suite ! ou plutôt un autre fragment de ce duo à Istambul ! Dans ce texte-là, ce qui me frappe ce sont les parenthèses. Ca fonctionne bien !
On ne se lasse pas de lire (écouter?) malgré les contraintes des consignes, les péripéties de cette expérience de Turquie.
Bonne suite