Ma vie d’avant je la quittais le jour où je décidais d’arrêter l’école et je me revoyais enfant devant la porte de la classe attendant que la maîtresse satisfaite de l’alignement des têtes le long du mur accepte de nous laisser entrer les uns derrière les autres, chacun devant la saluer au passage d’un «bonjour mademoiselle » auquel elle ne répondait jamais, elle qui exigeait de nous un comportement irréprochable qui ne s’appliquait pas à elle-même et c’est sans doute à ce moment-là qu’est né en moi ce sentiment de rage et d’impuissance que je n’aurais pas su nommer mais qui laissait la trace de mes ongles s’imprimer profond au creux de mes poings fermés ou peut-être est-ce encore avant, quand je devais rester allongée dans le noir du dortoir sans bouger, que le temps s’étirait comme une flaque avec le sentiment de m’y noyer ou plus tard encore face au nombre incalculable d’injonctions contradictoires, d’injustices, d’humiliations, quand l’impossibilité de changer quoi que ce soit m’étouffait et que la seule solution pour tenir était de multiplier les malaises et si je poursuivais une scolarité normale, jouant le rôle de l’élève docile, adaptée, lorsque tout devenait insupportable il y avait toujours moyen de bloquer la respiration jusqu’à ce que le monde devienne flou, que de minuscules lumières blanches et bleues dansent derrière les paupières et je tombais inconsciente, vite on s’affairait autour de moi, on m’emmenait dans une pièce calme, on me laissait tranquille et là mes rêves d’évasion grandissaient, ils me parlaient d’un temps où je n’aurais de compte à rendre à personne, où j’arrêterais l’école pour avaler le monde, le dévorer, apprendre à ma façon à apprendre, jouer, jouer encore et où après m’être sauvée – non pas au sens de fuir mais au sens de me trouver – j’inventerais mes vies d’après, et quand ce jour est arrivé, j’ai arrêté l’école, je suis allée me planter devant R. « je veux faire du théâtre » voilà ce que j’ai dit, rien d’autre, et je n’ai plus bougé, non, je me suis contentée de répéter « je veux faire du théâtre » et R. me regardait interloquée, elle ne comprenait pas ce que je faisais là debout devant la porte du bureau de sa compagnie, un petit enfant au bout du bras, répétant inlassablement « je veux faire du théâtre », ne répondant à aucune de ses questions, animée par une rage accumulée depuis tant d’années, « je veux faire du théâtre » et pas question de bouger, alors devant tant de détermination, il a bien fallu qu’elle cède, qu’elle ouvre la porte, j’ai confié l’enfant à son père et je suis entrée.
3 commentaires à propos de “#anthologie #09 l Mes vies d’après”
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Comme une évidence, il n’y avait pas d’autre solution, un beau texte, merci.
un texte qui déroule les faits, les déceptions, jusqu’à la détermination
il se lit avec un grand plaisir
merci Fabienne pour ta lecture. Pas simple de tenir le rythme . à chaque nouvelle proposition je me dis que je vais lâcher, et puis je continue. pas simple non plus de prendre le temps de lire les autres. quelle aventure ce cycle été !