#anthologie #09 | dix-sept ans

Première heure, tout l’emploi du temps de l’année nous est donné, neuf heures de maths, huit de physique chaque semaine, à peine deux heures de philo et tous ces visages inconnus quand on est seule à redoubler, des visages de garçons en forte majorité, sérieux, déjà studieux, alors malgré les résolutions prises, un découragement, essayer d’imaginer comment tenir dans cet emploi du temps, dans cette ambiance, comment réintégrer une scolarité normale, sans sécher, sans errer des matinées entières dans la ville, sans écrire des poèmes au lieu de prendre des notes, un début d’étouffement, déjà en train de regarder par la fenêtre, la cour est vide, les platanes perdent leurs feuilles, ce sera difficile de tenir dans cet emploi du temps, parmi ces élèves, ce sera difficile de s’astreindre à ces huit heures de physique, à ces neuf heures de maths même en les aimant plutôt les maths, pourtant on s’est promis de repartir sur de nouvelles bases, on s’est promis après l’échec au bac de travailler, alors on remplit le tableau des heures, on colorie les cases mais on sait déjà, au fond on sait que ce ne sera pas possible de vivre neuf mois sous les contraintes de cet emploi du temps, de cet ennui programmé et des devoirs à venir, de vivre parmi ces garçons qui ressemblent tant à ceux de l’an dernier, peu fantasques, ce sera impossible, et je ne vais pas continuer à faire semblant, la sonnerie de la récréation a sonné, le conseiller principal d’éducation, un homme jeune, accueillant, doit comprendre qu’il y a urgence, que je ne serais pas là devant lui s’il n’y avait pas urgence, d’ailleurs a-t-il souvent entendu une requête pareille, vouloir passer de la section maths si prisée à la section lettres un jour de rentrée, et si possible avec cette prof de philo dont on a perçu l’humanité et l’impertinence, son regard mesure la profondeur de ma demande qu’il accepte presque immédiatement, sans demander d’autre avis, ni celui de professeurs ni celui des parents, il me tend mon nouvel emploi du temps, huit heures de philo par semaine, huit heures de respiration pleine, avant de m’accompagner dans ma nouvelle classe où la prof de philo m’ajoute à sa liste tandis que je m’assois, j’ai dix-sept ans, pour la première fois je ressens une puissance en moi, toute seule j’ai bousculé la trajectoire de ma vie et je me sens enfin à ma place.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

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