#anthologie #09 | Dévissage

 

fais ta médecine d’abord, tu verras après,

j’ai vu que c’était long, très long des études de médecine, pas toujours enthousiasmant non plus, parce que les QCM, il n’y a rien de plus bête pour moi, les étudiants doués pour le par cœur réussissent mieux que ceux qui ont besoin de comprendre pour emmagasiner des connaissances, lesquels sont les plus intelligents ?,

et les stages d’externe à l’hôpital, et les blagues salaces des salles de garde, et les propos de tous ces hommes en blouse blanche, il ne fait pas toujours bon être une nana dans une équipe de soignants, et les nuits à bosser pour passer l’internat, et le manque de sommeil et le stress de voir toutes les misères des corps, et oui papa, ça va, et oui, maman, je mange suffisamment et choisir une spécialité, prends dermato, tu auras du temps libre, prends cardio, c’est presqu’une science exacte, pourquoi pas chirurgie ? tu es habile de tes mains, 

j’ai fini par me décider, il le fallait bien, on n’a pas le droit de décevoir ses parents, ses professeurs, l’État, ça coûte cher à la collectivité des études de médecine, 

je suis devenue otho-rhino-laryngologiste, rien qu’ça ! c’est ronflant un titre pareil, ça faisait de l’effet sur la plaque du cabinet, car j’ai ouvert un cabinet avec tout le nécessaire, j’aimais bien mon bureau, la salle d’attente accueillante rien n’y manquait, les chaises confortables, le coin pour les enfants, les magazines sur la table basse, sans oublier la plante verte, deux reproductions de tableaux de Marc Chagall sur les murs parce que j’aime passionnément ce peintre,

il était là le problème, les toiles de Chagall, qui me faisaient de l’œil,

entre deux patients, je regardais les personnages de  Au-dessus de la villeLe violoniste, je me disais, le père de Chagall vendait des harengs cela ne l’a pas empêché de devenir artiste, le mien est comptable, alors où est le problème ?, c’était justement un de mes problèmes, je gagnais bien ma vie comme médecin et mon père savait compter, dans deux ans, tu pourras acheter l’immeuble ! je n’avais aucun besoin d’un immeuble, je ne suis pas Perrette pour supputer les gains du travail de mes futures années et imaginer la façon dont j’en jouirais,

fais ta médecine d’abord, avait dit mon père !,

d’abord ! mais d’abord appelle ensuite, qu’est-ce qu’on fait quand on a tout bien fait et que rien ne va, qu’on a besoin de changement, qu’on a un épuisement mental, qu’on a besoin d’échapper à une situation intenable, qu’on oublie qu’on est une personne raisonnable, c’est quoi la suite ?,

on fouille dans son tiroir on y saisit un outil, un coupe papier ou une paire de ciseaux qui pourrait faire l’affaire, on se rue dans la rue,

sur un coup de tête, on dévisse sa plaque,

c’est fait, c’est irréversible, les pas des vis sont abîmés, le soulagement est immédiat, une euphorie vous envahit, vous avez récupéré votre vie !

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

6 commentaires à propos de “#anthologie #09 | Dévissage”

  1. mais une fois récupérée, qu’en fait-on de cette fameuse « vie », hein ?
    couper, dévisser la plaque, tourner le dos ou les talons et puis on verra ce qui se passera
    j’avais pensé que ton je, ton personnage, irait voler sur les toits lui aussi dans le tableau de Chagall !!

  2. Ton texte me donne envie de réécrire le mien (ce que je ne ferai pas parce qu’il y a la 10) il a une telle énergie et émotion. Merci Emilie, la consigne de François est plus claire pour moi en te lisant j’étais restée sur le premier texte d’appui et non les versets

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