#anthologie #09 | dans les jambes

Il y en aurait de nombreux, ce sont des choses rétrospectives, elles auraient pu se passer – tout aurait été différent – une mitraillette qui le seize mars ne s’enraye pas et une balle qui au cœur atteint Aldo et le tue – une soudaine prise de conscience de l’ignoble action qui est en train de se mener : cinq morts, pourquoi faire ? Mais ce ne serait que hasard – ce ne serait aucunement de désir – cette affaire, cette histoire dont je ne sais par quel fil elle me tient, la peur de laisser les communistes prendre le pouvoir (mais la peur de qui ? pas des communistes, j’imagine…) : je me disais, il y a peut-être eu, ici, en quatre-vingt-un alors que d’autres dansaient sur les places, des gens (des malheureux, c’est vrai, mais y a-t-il plus d’ordures dans ce bord-là que dans un autre ? en fait, oui, ou ai-je seulement cette faiblesse de le croire ?) effrayés (je n’ai pas entendu dire de suicides cependant) (et là me viennent ces images jamais vues de la crise de vingt-neuf (voilà un siècle dans cinq ans – et son jeudi noir) où certains se jetaient par les fenêtres des gratte-ciels – en revanche les images des gens qui se jettent des tours jumelles, oui) effrayés à un point tel qu’ils envisagent, sans le mettre à exécution, de se suicider et sur un coup de tête s’y laissent prendre. Un point de non-retour, tout est, tout serait alors, accompli. Cette année-là, le soir du trois mai, ils se sont réunis pour parler de la sentence (quelque chose ne va pas, quelque chose ne passe pas)  : la mise à mort était acquise depuis le quinze avril sauf contre-ordre – tout le monde avait voté, ceux qui étaient en prison, ceux qui n’y étaient pas (ceux qui croyaient au ciel, ceux qui n’y croyaient pas disaient au singulier le poète et sa rose, et son réséda… et leurs sangs de même couleur et de même éclat) – dans le genre, on devrait établir un compte, mais nous sommes en Italie, nous sommes en soixante-dix-huit du siècle dernier, la place des femmes dans le monde est sans doute différente (leur nombre, toutefois, est supérieur à celui des hommes) mais en y regardant, sur les dix qui participent à l’enlèvement, au rapt, aux suites et à la fin, il y a quatre femmes : aucune n’emploie d’arme à feu – il y a les gamberisations (les brigades rouges avaient pour gimmick de tirer dans les jambes de leurs adversaires – l’autre côté, les néo-fascistes disons, frappent, eux, à l’aveugle : c’est cette tension-là, et c’est toute la différence, les uns entraînant les autres et continûment depuis l’attentat de la piazza Fontana, à Milan en soixante-neuf – le douze décembre, seize morts…) qui sont, parfois, réalisées par une femme – mais quelque chose, tout de même ici, dans le genre). Lors de cette réunion, dans un bar de Rome, piazza Barberini, ils commencèrent par être trois, il y avait Mario, le chef disons, il y avait Valerio et Adriana, eux étaient les coursiers-postiers (médiateurs, on dirait des Mercure) qui furent rejoints par Barbara, la compagne de Mario et Bruno, un des chauffeurs du seize mars. Il semble que le débat durât plus de trois heures – dans le fond d’un bar, une place très passante d’une capitale, un débat très animé – ou bien tentent-ils de ne pas trop s’énerver ? Ils sont probablement trois contre le chef – il y a bien le livre de Barbara aussi – il faudrait le relire. D’un côté, ceux qui pensent qu’il ne servirait à rien d’ajouter aux morts un autre ; de l’autre Mario. Il tient, je ne dis pas « bon » parce que je crois que c’est là son erreur monumentale – elle me fait penser à celle de l’allié Enrico Berlinguer, qui lui aussi et tout autant veut garder la ligne dure du parti qui est celle de l’État majuscule comme si ça existait dans le pays, cette manière de ne pas transiger, de ne pas négocier, de ne pas reconnaître l’existence même de ces brigades. Alors Mario tient sa ligne. Et d’un coup de tête refuse l’obstacle, déterminé qu’il est à ne plus vouloir de sang versé, d’horreurs accumulées, mais rien ne se passe : durant la détention, le 24 mars à Turin, elles tirent dans les jambes de Giovanni Picco (demochrétien); le 11 avril, un commando abat le gardien de prison Lorenzo Cotugno; le 20 avril, un gardien de prison à Milan, Francesco De Cataldo est abattu par les brigades rouges; le 22 avril, le pape soi-même largue Aldo; le 26 avril, un ex-président de région (demochrétien) Girolamo Mechelli est « gambérisé »; le 27 avril, un dirigeant de la Fiat, Sergio Palmieri, « gambérisé » à Turin par les brigades rouges; le 4 mai, le médecin de Sit-Siemens (désormais Italtel) Alberto Degli Innocenti, « gambérisé » à Milan; le même jour, mais à Gênes, même « gambérisation »  pour Alfredo Lamberti, cadre dirigeant d’Italsider (sidérurgie). Une histoire d’hommes. Que des hommes. Des armes et du sang. La réunion a eut lieu le 3 de ce mois de mai-là

ça (ne) m'est (pas si) égal (que ça) mais je le relève (quand même) : sur les images où se trouvent de nos jours  probablement encore le Pepy's bar, je ne sais si c'est sous cette enseigne que se réunirent ces cinq personnages, mais on voit qu'une marque de bière s'intitule Moretti une espèce de signal - il se trouve, ce bar, au coin de la place Barberini et de la via del Tritone qui descend vers l'est, et là, à deux pas, sur le trottoir d'en face, l'hôtel Stendhal. 

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

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