j’ai grandi dans les escaliers, à monter et descendre les marches, du parking à l’appartement, j’ai grandi la main sur la rampe à regarder les filles par en-dessous la jupe si je pouvais, coincé entre le mauvais œil et les traces de café terreux, les cris des enfants et les appels des mères, les piètements et les croisements, le piano de l’oncle à côté avec par-dessus le sifflement de balles, et les adultes dedans conjurant tous les jours à réinstaller le décor, avec l’odeur du mazout, les douilles logées dans la porte du frigo et l’éclat d’obus dans le mur, quelque chose d’inlassable qui leur occupait les mains à remettre en place les éléments du décor, quelque chose qui tienne la durée et la place des meubles qui demeure, quelque chose d’inlassable qui nous faisait monter et descendre les escaliers à toute heure les yeux baissés ou levés, en courant ou en riant, ou en procession dans la nuit vers le sous-sol, derrière les voisins et la bougie qui tremble dans la main des pères, et puis remonter et courir dans la rue avec les yeux qui brûlent un peu du soleil et voir des choses qu’on aurait pas dû voir, c’est sûr, comme des morts qui se faisaient tirer leur cadavre derrière les voitures, quelque chose d’inlassable à monter et descendre les escaliers, aller chercher les copains, aller chercher la sœur qui se fait zieuter par les copains, aller chercher le frère et son treillis de milicien, et on remontait pour dîner à l’heure, et les mères appelées par en-bas du balcon pour faire descendre à la corde le panier pour les provisions, à monter et descendre des escaliers à toute heure du jour et de la nuit, descendre vers le parking à attendre, le mur dans le dos qui tremble plus fort que nous, et après on remontait à la surface, on remettait ça en perspective, c’est sûr, et le grand frère qui nous lisait la vengeance d’Achille et nous expliquait la guerre de toute éternité, et nous, c’est sûr, on remettait ça en perspective, si ce n’est que la peur du monde s’était logée dans nos os, quelque chose même que je crois qui déplacerait l’ADN si on y regardait bien, mais l’air de rien, insidieusement, comme du poison entre les hormones de l’adolescence, qui nous fait verdir les branches et pousser la moustache, et au fond on sentait bien que ça pouvait pas être ça, la vraie vie , parce que tous, les arabes, les druzes, les maronites, les orthodoxes (juifs grecs ou catholiques), les sunnites, les melkites, les chiites, les auto-proclamés phéniciens, les trisomiques, les efféminés, les vieilles filles et les illuminés, tous on avait monté et descendu les mêmes escaliers dans l’obscurité, allumés les mêmes bougies pendant les coupures d’électricité, tous on allumait la radio diffusant sa radiation de haine adéquate, chacun dans son entre-soi spécifique, inséminant la revanche sans s’arrêter aux murs, jusqu’aux abris descendre bas, et on remontait en apparence inchangés et on se retrouvait sur le palier à tuer le temps pendant que les pères palabraient, et la table de tric posée sur le guéridon avec le cliquetis des dés et les pions noirs et blancs qui claquent sur la marqueterie, et on n’est pas sérieux quand on a quinze ans, on y va et on croit un peu que c’est un film, on y va avec le frère et contre le voisin, on a tous un mort qui nous engage et on y va sans trop réfléchir, on descend dans la rue avec nos treillis kakis et parfois, les pères décident de nous intercepter et nous enferment dans le coffre de la voiture pour nous envoyer à Berlin ou à Sydney pour échapper à la tentation de la milice, mais le plus souvent on prend sa place dans la colonne qui passe en bas de chez nous, avec la confiance qu’on pouvait pas mourir puisqu’on était adolescents, et après quand on voyait que oui, on pouvait, on y pensait plus parce qu’on n’était déjà plus adolescents, et après on déguste sans fin l’épaisseur du réel couchés dans la neige avec une kalachnikov, on attend la nuit en prenant la poudre pour tenir, moins la fatigue que la mort jusqu’aux yeux, la mort sur la neige qu’on ne voit plus blanche, et l’obscurité de la culasse qui nous a avalé loin des escaliers
C’est une aspiration cette phrase. Les escaliers pour dire la ville, la guerre, la jeunesse, les marches montées, descendues, et l’absurdité qui nous enveloppe au fur et à mesure de la lecture, à partir de légères et graves petites notes de réel
J’ai beaucoup aimé
merci Philipe pour cette lecture sensible
Yasmine que d’échos d’escaliers, de bougies et d’odeurs. Merci pour ce texte !
merci à toi chère Gracia d’avoir pris le temps de le lire !