#anthologie #09 | Chemin de fer

L’idée était pourtant d’aller chercher le goûter et l’on se représentait déjà la table semée de tartines, de bols, de pots de confitures, la nappe à carreau, les chaises de bois, l’odeur du chocolat, pour cela traverser quelques trottoirs, trottiner, courir au sortir de l’école, regarder à droite, regarder à gauche, longer les immeubles, ne pas lever la tête, ou pas trop longtemps pour observer les autres là qui regardent vers le bas du haut de leurs fenêtres derrière les feuillages d’or des gingko biloba, les gingko qui sentent fort quand leurs feuilles pourrissent dans les caniveaux et dont on dit qu’ils sont millénaires, comme les fourmis, comme les fougères, l’idée était de filer droit puis à droite, puis à gauche, de contourner le rond point avec patience, sans couper, de ne pas trop s’attarder devant la vitrine de la bizarre brocante qui fait le bas de l’immeuble au coin de la rue et ses chaises cassées et ses marionnettes et son bricoleur en tablier avec ses épaules larges qui dit bonjour quand on passe en coup de vent, ni de rester trop longtemps immobile devant la friperie et ses longues soieries violettes couvertes de perle et de strass, qui nous emporteraient aussitôt si on les enfilait sur le pont d’un paquebot certainement ou dans une grande salle de concert, dans un château peut-être, non plus d’admirer longuement dans la jardinerie le long cou des sarracénies et les clapets dentelés des dionées qui se ferment lentement, mais bien de rejoindre le goûter, de plus en plus impromptu, décalé à mesure que l’heure avançait et que la nuit recouvrait la ville, les loupiotes dorées des réverbères enveloppant le bitume des rues, et le revêtement des pavés qui scintillaient à leur tour sous une lune froide mais pourtant accueillante, engageante, si bien que baignée de lumière il paraissait bien plus cohérent de suivre ce qui se présentait, les vitrines, les chiens aussi, parfois les chats, les fleurs ondulantes dans les squares, la silhouette faussement endormie des toboggans, et ce merle noir qui voletait vers un drôle de sentier, brèche inattendue sur les hauteurs de la ville, espace d’ombre aux odeurs de campagne, voie de chemin de fer semée de coquelicots au bord de laquelle étaient étendus à intervalles réguliers, des corps ronflant, grondant, gémissant à l’odeur puissante.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

4 commentaires à propos de “#anthologie #09 | Chemin de fer”

  1. Fantastique Marion, cette nuit qui tombe ! ces onze dernières lignes se démarquent du reste du texte (par ailleurs très agréable à lire), elles basculent dans « une nuit du chasseur » (moins pour la thématique, même si corps inquiétants, que pour cette descente de la rivière par les enfants)…mouais, je ne sais pas si c’est de la critique constructive ça. Cette fin est très belle. Et puis vous êtes déjà quasiment dans la #11 (où je m’enlise), beau coup double ! (et merci pour les sarracénies et les dionnées, mot charmants).

Laisser un commentaire