Ça ne se passait pas comme d’habitude. Depuis hier je cherchais mes marques, j’entendais toujours le dehors, bien sûr ça ligotait l’attention portée au-dedans. Le rez-de-chaussée m’était hostile, surtout la cuisine d’où s’échappait une odeur de bruine, de saison caillée. Je m’étais retirée dans la pièce-bureau à l’étage, il avait fallu pousser le pêle-mêle de feuilles et documents, l’écriture de mon père était partout, ses chiffres exigus amoncelés en colonnes, en grille, calculs boutiquiers à l’encre noire, le rouge pour les bouclages de fin d’année. J’avais monté un reste de viande froide, fait quelques exercices de respiration alternée, je cherchais la fissure qui permettrait de rattraper le fil, l’ordi surchauffait dans la poussière, à tous les coups il allait me lâcher et il n’y aurait pas de plan b, j’étais là pour tout le mois d’août, la maison y veillerait. Mâchant le rôti, j’ai senti la douleur revenir se loger dans l’articulation droite des maxillaires – sensation supportable mais précise – et j’ai cru entendre le crissement du cartilage abîmé, puis un bruit sourd ; ce n’était pas le cartilage, ce n’était pas moi, pas mon corps, c’était en bas, peut-être dans le vestibule. Aucune importance. Mes doigts cherchaient toujours les lettres sur le clavier, parfois les lettres venaient avant les mots, en deçà des idées, les appelant à leur suite. Le E et le H plus abîmés que les autres touches, signature par défaut. Il fallait que je reprenne la main sur cette biographie, impossible de dépasser l’épisode de la maison acquise à Cape Cod, je butais comme aveuglée. Trop d’images surexposées, « Jo » figée blanche dans la lumière, récit muet caché sous les lits. Mon agacement montait et j’ai mis plusieurs minutes à comprendre qu’il était suscité par les bruits maintenant très distincts au rez-de-chaussée, claquements et coups, puis se détachant : un rire. Je me suis figée, oreille tendue cette fois, le rire à nouveau, plus fort et qui m’a déplu : un rire qui pousse au cul de la joie, incitatif comme on le dirait d’un avantage fiscal. Un voisin peut-être ? Mais la première villa était à quinze minutes de marche. Levée donc, je suis sortie de la pièce, il n’y avait plus aucun bruit, ni dans le couloir ni nulle part, ni dans ma tête. J’ai avancé en comptant mes pas, astuce d’enfant pour concentrer l’attention, il faut bien avouer que je n’étais pas très rassurée. En haut de l’escalier, j’ai tout de suite vu que la porte était ouverte, en grand, battant entièrement rabattu sur le mur, dehors les talus dessinaient de l’informe, du feuillu. Ce n’est pas ça qui m’a glacée, le vent pouvait bien…, ou le loquet mal fermé, un chat errant qui sait, ce n’est pas ça non qui a fait galoper l’effroi à fleur des tempes. J’ai fermé les yeux, tâtonné à la recherche de l’hallucination interne puisque cela ne pouvait être que ça, je connaissais cette maison depuis mon enfance, je connaissais son escalier, le tapis tendu du hall d’entrée, sa couleur olive, le tabouret recouvert de velours par ma grand-mère maternelle, le rideau du débarras où s’entassent les chaussures, les vestes, parapluies et produits d’entretien, une corde à sauter, des allumes feu pour le grill, je sentais très précisément le familier de la rampe sous ma main, sa texture vermoulue. Tout cela appartenait aux miens depuis plus de soixante ans. J’ai rouvert les yeux et je l’ai revu : le tableau. Très distinctement avec cette porte ouverte, ces escaliers reconnaissables entre tous, Stairs, c’était ma maison mais c’était son tableau, ce n’était pas possible, je savais bien que ce n’était pas possible et il suffisait sans doute que je descende quelques marches, que j’ignore le rire qui maintenant rebondissait sur les moulures du plafond, je pouvais descendre, toucher la poignée de la porte qui pourtant faisait tomber très précisément cette ombre-là, que j’avais analysée sur plusieurs pages, l’ombre figée sous le cuivre alors qu’aucun soleil ne passait le seuil, elle ne pouvait pas être là, elle était faite de peinture, elle n’existait pas, et cette maison était la mienne. L’escalier, la porte ouverte, les talus sombres n’étaient pas de 1949, ils étaient ceux de mon enfance, ceux d’hier et de maintenant, ils appartenaient à cet instant-là, que je vivais, ils étaient la vérité, le rire ne retentissait pas, si je m’avançais jusqu’à à la porte je pourrais sortir, je pourrais la refermer derrière moi, je pourrais la manier, il y aurait des formes, des paysages, des gens au-delà du cadre. Il y aurait le monde qu’on peut toucher.
2 commentaires à propos de “#anthologie #08 | Stairs.”
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Impression d’une grande maitrise à la lecture de votre texte, fait d’entrelacements et d’échos. Écriture précise, narration qui progresse à rythme juste (mais impression de circularité: spirale), suspense convoquant le récit intime aussi bien que la littérature de genre. Longues phrases, border line, qui trouvent leur équilibre in extremis. Finalement, j’ai beaucoup pensé aux scènes d’escaliers dans les films d’Hitchcock (Vertigo, Frenzy…). Dernière phrase parfaite et troublante. Bref, j’ai pris plaisir à lire votre texte.
Très beau texte. Merci.