Sur la porte dont je devinais la présence plutôt que je ne la percevais, tant le noir était devenu dense dans la chambre, une goutte, une simple et dérisoire petite goutte d’eau perlait. Je n’avais jamais remarqué cette porte auparavant. La veille, il y avait le mur à la place. Mais peut-être cette confusion était-elle due au manque de sommeil. Aux insomnies qui se répétaient depuis son départ ou plus simplement à l’accommodation incertaine de ma vue dans l’obscurité. Mon corps était lourd. Je ne pouvais pas me lever. Et je ne voulais surtout pas m’approcher de la porte pour regarder de plus près cette goutte qui me pétrifiait. L’aube finirait bien par arriver jusque dans ma chambre et, peut-être, par effacer, par la grâce de sa propre lumière, cette ombre indésirée. Pour l’heure, il faisait toujours nuit. Le sommeil me fuyait et, à défaut de pouvoir m’échapper dans la liberté du rêve, je pouvais au moins imaginer que cette porte m’offrait une possible évasion. Les souvenirs d’une autre vie remontaient à la surface, tandis que je me disais que le clapotis de l’eau, que j’entendais au loin, était celui des vagues qui caressaient la coque des bateaux ensommeillés dans le Vieux-Port de La Rochelle. J’imaginais aussi cette goutte comme une sorte de maladie, de lupus qui dévorait la porte dans ses profondeurs, la pourrissait, la rongeait, la cariait. Et me laissant entrainer d’une maladie à l’autre, comme lorsque Vincent, dans son enfance solitaire, traquait ses hantises dans les pages de l’Encyclopédie médicale, je me racontais que cette porte charriait en elle le pourrissement du corps, la gangrène et que mon processus de décomposition était entamé depuis la chute des dents. Cette ancienne idée selon laquelle les dents sont aussi des structures vivaces me revenait violemment. Ce que j’avais d’abord pris, par ignorance, pour de la matière osseuse m’apparaissait comme un souvenir obstinément vivant, sujet à la réminiscence, à la folie et à la mort. L’image de la porte suintante donnait invariablement raison à cette vérité. Je devais donc m’attendre à une déflagration lente et quasi organique de cette porte apparue comme par enchantement. La goutte rouge allait se répandre ou se démultiplier. Des oedèmes et des crevasses apparaîtraient. Des rhizomes et des réseaux de sillons traverseraient le bois de toute part et libéreraient l’écoulement des liquides. Cette porte me forçait à affronter une peur qui ne s’arrêtait plus de croître et me tordait tout le dedans du corps. Il me semblait, sans l’avoir examinée de près, que cette porte, avec cette goutte qui perlait à sa surface, avait affaire avec ma disparition – qui avait commencé par les dents – et pas seulement la mienne mais celle du monde dans sa totalité.
3 commentaires à propos de “#anthologie #08 | La goutte”
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Totalement organique. Presque fantastique.
Merci Perle pour tes mots. Organique ? Oui sans doute un peu malgré moi parce que le corps et sa déréliction est au centre du récit. À te lire !
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