Je porte une chambre en moi. La 303 du Grand Almira Hôtel. Un large escalier en colimaçon y mène. Je monte à pas feutrés sur des tapis d’orient rouge qu’une des employés nettoie pliée en deux chaque matin avec un balai en paille de riz sans manche. La porte de bois sombre est haute. La poignée en laiton résiste et je dois m’y prendre à deux reprises pour l’ouvrir. Trois pas et je suis à la fenêtre à guillotine. Je fais coulisser à la verticale la partie basse tellement lourde qu’elle pourrait sectionner mes doigts si j’étais maladroite. Une pièce de métal en forme de triangle sert de taquet. Elle est travaillée. Dans mon souvenir on dirait de la dentelle métallique. Je ne sais pas le dire autrement. Je porte cette chambre en moi et tout ce qui la compose depuis mon retour en Guadeloupe. Un bureau contre le mur, un grand lit aux draps blanc et une armoire avec un miroir sans recul tant l’espace est exigu. Quand je tire la chaise pour m’assoir au bureau elle bute sur le lit derrière. Je porte cette chambre en moi. Tout me semble irréel depuis mon retour sans doute à cause de la fatigue du voyage. Je sais que je suis rentrée chez moi, pourtant le sentiment d’étrangeté persiste. Je ne cesse de me voir la main sur la poignée de la porte de la chambre 303 après avoir monté les trois étages. Ma vie est derrière cette porte. Ma vraie vie est derrière cette porte. Je l’ouvre. Elle résiste comme à chaque fois.
Derrière ce sont les montagnes de l’Anatolie. Le temps s’est arrêté. Il ne se passe rien que la course des nuages dans un ciel bleu. Il n’y a rien à faire, nulle part où aller, rien à décider ou à refuser. Le temps s’est arrêté. Il n’y a même plus d’attente.
J’ouvre la porte. Debout devant le temps j’écoute le vent et les jeux des enfants dans une langue que je ne connais pas, dans des ruelles que mes pas n’ont jamais foulés, dans un pays qui n’est pas le mien et à qui je sais pourtant appartenir.
« Je ne cesse de me voir la main sur la poignée de la porte de la chambre 303 après avoir monté les trois étages. Ma vie est derrière cette porte. Ma vraie vie est derrière cette porte. Je l’ouvre. Elle résiste comme à chaque fois.
Derrière ce sont les montagnes de l’Anatolie. »
J’aime beaucoup à travers le motif de la porte l’idée que le voyage transforme et laisse entrevoir ce que l’on est en train de devenir. Ca fait deux fois que surgissent les montagnes d’Anatolie (en tout cas dans les textes que je lis ce matin depuis la #05) et j’ai l’impression que s’ouvrent derrière la porte d’autres espaces de fiction, des histoires à venir sur un territoire autre.
La sensation du retour après un voyage, où le familier devient l’étrange, et où on ne semble retenir de réalité que les quelques espaces des quelques jours au loin, intensément vécus.