Je n’allais là que pour l’aimer, dans le secret et la peur. La chambre était sordide. Elle n’avait pas de fenêtre. La porte donnait sur un long couloir qui débouchait sur deux rues, une pour chacun de nous. Je l’attendais. Nous étions hors du langage. De l’autre côté du lit étroit, sur presque toute la hauteur du mur, jusqu’au sol, une tenture faisait face. Dans la paix qui suivait l’extase, je la fixais. Les couleurs étaient passées. Je ne parvenais pas à décrire le motif en moi. Il y avait quelque chose qui foisonnait, des plis. Elle était déjà repartie. J’attendais encore. Elle n’est plus venue. J’étais couché sur le lit. Mon regard était dans le vide. Elle était devant la tenture : sombre sa peau et son delta encore plus sombre, parfaitement au centre. C’est l’image qui reste. Je suis revenu encore une fois, je ne me suis pas approché du lit. J’ai soulevé la tenture. Une porte de bois. J’ai soulevé le loquet. Derrière, il y avait encore le mur.
J’habite contre le plafond. Un escalier de la chambre mène à ce plateau près du plafond. À genoux, mon crâne frôle les poutres. Il y a un lit, je dors. Sur trois côtés le mur, blanc. Les fenêtres toujours sont ouvertes. Je vois la nuit sans voir la rue, même pendant l’hiver, l’âge d’or et. L’air est serré. Quelques dessins faits par des enfants sur le mur, à même le mur, à même la peinture. Je suis couché du côté vers lequel je dors, mais je ne dors pas. Je reconnais le rêve, rapide, profond. Je sais ce qu’il y est. Ceci n’est pas du rêve. Ce n’est pas de la veille, c’est un espace étroit entre les deux. Je le sais en y étant, je sais que je ne rêve pas, je sais que je ne suis pas éveillé. De mes yeux, je vois une porte. Sur le mur. Et alors cette porte, je m’avance vers elle, je suis debout maintenant. J’ouvre la porte et j’entre. Il y a un étage, tout un étage, un étage plus vaste que l’immeuble où j’habite. Un étage qui n’est ni l’étage que je connais, ni l’étage supérieur. Il y a des pièces, il y a beaucoup de pièces. Je passe entre elles. C’est un labyrinthe lent. Il s’étend à mesure que je le parcours. Et je rencontre des êtres. Des êtres multiples. Nulle parole. Nous nous comprenons sans. Avant de nous regarder. Je marche encore. Je marche très longtemps, je m’arrête, je repars, je marche, j’ouvre des portes, je m’assois dans des cabinets tapissés de livres. Je lis les titres de tous les livres. J’en prends un, je l’ouvre, il y a des images, je regarde les images, j’entre dans les images. Je sors, le temps passe. Il y a des heures et des heures. Il y a des jours sans que j’aie besoin de dormir. Il n’y a pas la lumière du jour ici. Un seul instant est passé quand je reviens. Je suis allongé, fixant le mur : seulement les traits des dessins d’un enfant.
La paroi séparant de l’ancienne boucherie est mince. J’entends des voix. Celle d’un homme avec l’accent traînant du Sud. Celle d’une femme. Je ne les entends que dans l’affrontement. Celle de l’homme devient plus aiguë, plus rapide, désemparée. Celle de la femme monte dans la gorge, explose. Ce sont des exposés, des disputes, ce sont des remontrances. Des mots sont jetés d’un visage invisible à l’autre. Le matin quand je suis encore à l’orée du rêve. Souvent le soir. À l’improviste. Cela est assez fort pour me déranger. Mais même en approchant mon oreille de la cloison, je ne peux distinguer les mots, seulement le ton : colère, frustration, l’eau qui surpasse le barrage. Au craquement, je n’ai pas bougé de ma chaise et j’ai oublié. Je me suis approché plus tard de l’armoire qui est contre le mur. Dedans, des années de temps. L’hiver des manteaux, les vestes de lin des canicules. le costume d’un mariage, une veste mise une fois seulement pour un enterrement, des vêtements achetés pour les enfants et trop grands encore les pardessus et les imperméables donnés par un homme avant qu’il ne devienne une femme. En ouvrant la porte, je me suis souvenu de ce bruit brusque et sec du matin. La barre de la penderie était tombée, révélant sur le fond de l’armoire une porte. Jamais je n’avais eu de l’armoire. Ce. Jamais je n’avais vu la porte. J’ai tiré les habits sur le carrelage, ils se sont étalés, ils se sont mêlés comme les années, Il y a là, probablement déjà le costume dont on me revêtira avant que je sois jeté au four ou à la fosse. L’armoire vide, je suis entré. J’ai à peine dû baisser la tête, me courber légèrement comme je serai courbé par l’âge J’ai ouvert la porte et j’ai fait un pas. J’étais dans une pièce vide. Un enfant était assis par terre, seul. Il me regardait et il ne parlait pas.
Jamais encore je n’avais touché une femme. Dès l’arrivée, sur une vitrine l’impact d’une balle En montant dans le bus, le chauffeur nous avait dit de ne pas payer les billets. Au grand musée les salles étaient vides de visiteurs. Les gardiens s’assemblaient avec leur chaise en cercle et les salles étaient abandonnées. Je me suis approché d’une statue. Ceux qui m’accompagnaient lisaient patiemment le guide archéologique. J’ai posé ma main sur le bronze qui n’était pas si froid dans cette journée de printemps, c’était la première fois. J’ai ressenti, j’ai compris directement. Il y avait autre chose dépassait le doute. J’ai continué. Je posais ma main sur les tableaux, les dessins, les photographies. Jamais on ne me surprenait. Ce n’est pas simplement sentir le relief de la peinture ou l’épaisseur du pastel sous les doigts. Je touche l’image. L’image se donne. J’ai appris à toucher un mur, un mur quelconque. À accueillir l’espace de son silence. Mes murs de béton sale. Murs de tuf déjà rangés par les pluies. Murs de briques. Je parcours la ville ainsi. De temps en temps mon bras, très lentement, plus lentement que je ne marche, s’écarte de mon corps jusqu’à rencontrer. J’explore la ville, j’en sais une autre forme. Hier, c’était la nuit, la nuit avancée. Il y avait une lumière crue, forte, dans la pièce où je vis. Le mur, je le connais trop bien. Je ne le touche pas. Il y a une phrase sur ce mur. Un rectangle de carton que l’on m’a envoyé dans une enveloppe et sur l’enveloppe, il y avait mon nom. Dans le rectangle de carton, il y a d’un côté, vers le mur, des mots d’amitié et de l’autre, une phrase imprimée. Ce rectangle sur le mur, je ne le vois plus. Mes yeux passent. Il est là sans que mon regard s’arrête. Hier, j’ai approché ma main du rectangle de carton. Je l’approchais très lentement, avec une légère inquiétude, ma main s’est approchée. À peine touché le carton, la main s’est enfoncée. Les yeux étaient fermés. La main s’est enfoncée. C’était non pas une résistance, mais au contraire. Comme si le mur était encore moins dense que l’air. La main a commencé à tourner, s’enfoncer, reculer. Main de derviche, de danseuse, de guerrier. Lentement, j’ai retiré, j’ai ramené le bras vers l’air déjà frais. Je suis passé dans l’autre pièce, j’ai ouvert la porte. Et sorti, je l’ai fermée à clé.