#anthologie #07 | l’obscurcissement de la lumière

© Muriel Boussarie, juillet 2024

L’OBSCURCISSEMENT DE LA LUMIÈRE. Il est avantageux d’être persévérant dans l’adversité.      Yi Jing

(Le soleil s’est enfoncé sous la terre et s’est donc obscurci. Le nom de l’hexagramme signifierait « le fait de blesser ce qui est lumineux »).

Depuis longtemps j’avais noté le nom de cet hexagramme, le trente-sixième du Yi Jing. L’obscurcissement de la lumière. En écoutant la proposition de François Bon puis en lisant le texte du journal de Kafka, j’ai tout de suite pensé à cette expression que je trouve tellement adaptée aux moments que nous vivons, qui dit notre blessure, déchirure du collectif et assombrissement de la vie politique, de la vie tout court.  Émerge aussi l’évidence fragile qu’en notant les couleurs les nuances les reflets de la lumière là où on se trouve, on peut ouvrir un espace, même étroit, même éphémère, pour être et pour écrire, pour continuer d’écrire, en ce moment où il est si important de continuer. Je me rends compte que même si la plupart du temps je ne fais pas formellement cette notation par écrit, je photographie mentalement le lieu, les jeux de lumières de la place où j’ouvre mon ordi. Avant j’ai rapidement inspecté les lieux, si ce sont des lieux de passage, et je sais vite d’instinct en tournant un peu comme un animal où il faudra installer mon sanctuaire mobile. Ici entre les collines du Jura, dans un appartement de village, sombre malgré deux fenêtres qui éclairent la pièce centrale j’ai posé mon ordi sur la table à manger recouverte d’une nappe cirée dont la surface reflète la poutre qui supporte la chambre en mezzanine. Une fenêtre donne sur des toits de briques brunes, l’autre sur le parvis de l’église. À la place où je me suis assise, on ne voit pas le ciel. Avec la pauvre clarté qui pénètre dans la pièce, on l’imagine terne mais par instants une densité de nuages profonds déverse des trombes de pluie avant de s’effiler. En ce début d’été le ciel aussi est assombri, les jours qui devraient être larges et lumineux sont ténébreux. Depuis quelques jours j’arrive à dormir un peu mieux. Étonnamment. Quand je me réveille le matin, il y a ces premiers instants où le cauchemar n’a pas encore refait surface. Puis je me souviens, dans quelques jours notre pays sera peut-être aux mains des fascistes.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

8 commentaires à propos de “#anthologie #07 | l’obscurcissement de la lumière”

  1. « Émerge aussi l’évidence fragile qu’en notant les couleurs les nuances les reflets de la lumière là où on se trouve, on peut ouvrir un espace, même étroit, même éphémère, pour être et pour écrire, pour continuer d’écrire, en ce moment où il est si important de continuer. »
    Merci pour ces mots.

  2. temps obscurs, temps mangés par la ténèbre
    un peu comme si le ciel s’accordait aux circonstances qui nous inquiètent, bien plus nous bouleversent…
    bien avec toi, Muriel, en ces matins sombres…

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