Il fait encore trop sombre dans l’appartement, les rideaux sont restés tirés. Les ombres des barreaux de la fenêtre forment des lignes courbes plus foncées qui indiquent que l’été est bien là. Neuf heures du matin, il est déjà tard pour être la première sur la petite terrasse qui jouxte le restau U d’à côté. Le soleil est haut et chaud. Hier j’ai tenu une heure et demi au soleil, toutes les places à l’ombre étaient prises. Plus les heures avancent, plus la zone dans laquelle il est possible d’écrire sans suffoquer est petite. Une longue bande dans laquelle les ombres des chaises ne s’inscrivent pas. Il n’y a que quatre tables. Celle que je vise chaque matin est dans un recoin. Si une personne s’y est déjà installée, je sais que je resterai plus longtemps qu’elle et que je pourrai prendre sa place à un moment ou un autre. Un camion poubelle dans la rue en contrebas fait tourner son moteur. Il y en a peut-être deux. Une fuite d’air caractéristique fait un pschitt avant le redémarrage. On peut suivre approximativement le nombre d’arrêts. Aujourd’hui ma place était libre, mais depuis que j’y suis installée, je sens par vagues une odeur de charogne, probablement une bestiole morte. Hier, il n’y avait rien. Dans les immeubles d’en face, une école, que j’aperçois pour la première fois aujourd’hui, laisse échapper des cris en éclats. Je sais là encore qu’ils cesseront bientôt, à 10h30 fin de la récréation. Je ne veux pas mettre de bouchons d’oreilles, je n’aime pas m’enfermer dans mon corps, entendre les bruits de battements de cœur ou de frottements sourds à chaque mouvement. J’ai besoin des oreilles pour écrire, mais pour laisser me parvenir un silence ou un bruit blanc. Comme celui que l’on perçoit sur une plage où personne n’a eu l’idée d’apporter une sono. Des voix lointaines nuancées par le son des vagues ou du vent. J’ai bien essayé d’écrire en bibliothèque, mais j’ai vite été arrêtée par les fracas de touches des claviers. Frappes exagérées. La précipitation de l’écriture des autres, la vélocité que j’imagine correspondre à un texte parfait ou du moins totalement assumé, me dessèche. Aussi, je veux que personne ne passe derrière moi, que personne ne soit tenté de jeter un œil par-dessus mon épaule. 10h46, les enfants ne sont toujours pas entrés en classe. Des cris liés à leurs premiers désirs d’exister socialement.
Je sens une forme sombre qui se dirige vers moi. Un groupe s’installe sur la table d’à côté, deux personnes fument. Il y a presque toujours une personne qui parle plus fort, plus haut, qui rigole avec des éclats coupants. La colère se mêle alors à l’écriture. La matière du texte refroidit. Je préfère alors me déplacer sur une table au soleil et bientôt c’est lui qui me dérangera. Ne jamais trouver le chez-soi de l’écriture.
joli titre, intrigant, et le texte qui offre des images au lecteur, la chute aussi est forte, j’y ai lu plusieurs niveaux, au delà du lieu de l’écriture, écrire est déjà en soi un chez soi peut être ?
merci beaucoup Caroline. L’écriture comme un chez-soi, en soi, c’est absolument vrai, et donc, comme tout chez-soi, parfois difficile à trouver… je m’y installe doucement grâce à ce cycle. Merci François, en passant.