Au fond de la rivière on voit passer des tanches, elles arpentent les fonds et reviennent parfois à la lumière pour boire de l’oxygène. Tout en bas, elles gonflent les dorsales et rentrent dans un nœud de fils de fer, ramassés dans la glaise. Des boîtes de conserve font office de gueuloir pour les grenouilles au gros cou, elles s’enflent et sifflent dans l’eau noire. Quelques anguilles s’enroulent le long des gerbes de ferrailles. Toi, tu as élu domicile parmi eux pour en finir avec les représailles du monde. Mais le fond de la rivière a des sandres à marmonner. Parfois les yeux des anguilles ont des ventres d’oiseaux, ils gonflent dans l’eau, irradient de chants les bas-fonds qui se tordent, l’effet Doppler fait battre des sons graves. Tu tends l’oreille, les alvéoles essaient de respirer mais le courant tire les chevilles pour t’enfoncer encore, dans cette eau si sombre où tu n’as jamais pied. Tu te blesses dans l’enchevêtrement des branches, et dans tes cheveux, les algues pourrissantes ont laissé des nœuds visqueux. Quelque chose lutte dans tes bras, tes pieds se prennent dans la ferraille, l’eau noire remue et monte, jusqu’à ne plus rien voir. Les mains forment alors des prises vigoureuses sur tout ce qui s’attrape : les cailloux, les branches tordues, le corps des ombres dans le tien, la maladie des algues qui fait flotter le temps, tout se désagrège entre les doigts, n’est plus qu’onde marine, des grains indétectables, perdus dans l’eau boueuse. Ton corps côtoie alors, à force de fouiller, des particules laiteuses et molles, comme des individus spoliés de leur squelette. Et dans tes jambes, le sursaut des racines fait un bond contre toi, comme une raie électrique qui t’envoie une décharge. Ta gorge entière s’enrichit de boue, de suffocation, de bulbes gras. Tu deviens, à vouloir respirer, un pleutre empoté. Tout glisse entre tes doigts, cette matière pourrissante aux pustules glissants, à l’intérieur des paumes, le gîte amer d’araignées douces. Alors tombe, tombe de ton socle. La main dérape. Le pied s’enfonce dans la vase, bouche à succions jusqu’à la hanche. Ouvre les bras jusqu’à chercher par tous les bords, tout ce qui pourrait entraver la chute. Le brouillon des ronces qui t’agrippent, les gros poissons de vase, ceux qui se cachent et n’aboient pas. Mais ils passent près de toi, soulèvent les coudes quand ils vont jusqu’à la surface, rampant leur bec avide d’air. Tu te laisses porter, soulever lentement, crapaud molli dérivant sur un fil, avec en mémoire la berge et ses îlots, la pierre ardente huilée de lumière, est-ce encore possible. Renaître à l’air libre. Est-ce encore. Ton front debout prêt à se rompre, surgit hors de l’eau, et là, soudain, couvert de boue jusqu’aux cheveux, tu pousses un cri, c’est devant toi, ouvert par-dessus, énorme et flasque, un ciel crayeux peinant dans ses ronflements tièdes, il se débarrasse de ses bras – et couche un rire dans ta lumière.
J’aime beaucoup cette ambiance. Merci de nous en faire connaître un peu plus sur ces fonds de rivière.
Un grand merci Élise d’avoir pris le temps de me lire, ça fait vraiment plaisir !!! Je vais découvrir vos textes demain matin avec grande joie ;(
(j’adore) (j’ai pensé Milou en mai (tu te souviens ?) avec ses écrevisses – et puis après ça se gâte – mais à peine -et ça qui est formidable : « la maladie des algues qui fait flotter le temps »)
A chaque fois, Piero, grand frère, un tel bonheur de vous écouter !!! douce journée à vous
Formidable texte Françoise qui nous embarque au fond de cette rivière. On dorait l’évocation d’un monde anachronique mais je l’espère pas totalement révolu ! Moi ce texte, c’est un sourire qu’il couche dans ses lumières !