#anthologie #06 | vols

Les cailloux blancs commencent à s’effacer dans la cour et les silhouettes des feuilles deviennent étranges lorsqu’elles sont prises par l’ombre. Les arrondis perdent leurs bords. La nuit arrive en glissement immobile. Elle donne une teinte grise et une texture de feutre aux murs, aux pots, à la terre et aux tiges. Elle montre la vérité. Le monde n’a pas de couleur. L’œil et ses bâtonnets, cristallin, nerf, cornée, vaisseaux, iris, traduit. Il reçoit la lumière, en fait une traduction, elle-même traduite par bleu, ou cramoisi, ou jaune dans ma langue. Traduite aussi dans d’autres langues. Et d’autres. La langue des couleurs du crabe, d’une vache ou d’un cheval, je ne la connais pas, et les insectes se posent sur des pétales moirés d’ultraviolets et d’autres longueurs d’onde que mon œil ne voit pas, et ne verra jamais, même en passant sa vie à les scruter. L’arrivée de la nuit remet tout à égalité. Le monde se montre sans s’envelopper d’habits. Il expose sa chair de matières qui absorbent ou repoussent, selon que les surfaces grumeleuses, plissées, lissées miroir, gardent ou renvoient ce que les yeux comprennent de vert, de bleu du ciel. Ce moment, où la nuit en venant dans ma cour rend indistincts les cailloux blancs et le violet des pois de senteur tout en les unissant dans la même coulée, est immobile, sauf si je lève la tête. Le ciel est un rectangle vif, encore quelques secondes, encore vivant mais pâle, gris et laiteux de restes de lueurs. Le ciel est un rectangle ouvert d’un seul côté, bordé de gouttières et de toits. Un rectangle, couleur d’encore un peu. Traversé par les chauves-souris. Virages, murs évités juste au dernier moment. Corps faits d’esquives et ne pesant que quelques grammes. Ruées silencieuses de la chasse. Iront jusqu’à ce que la coulée s’inverse. Avec laquelle se retirer, dans ce que le mot « matin » tente de traduire, dernier virage, dernière course vitale, avant que le gris universel retrouve des bordures soudain tranchantes ou bombées du velours des feuilles. Combien sommes-nous d’humains à assister à cette marée sans eau, décalée car calquée sur la rotation de la terre, chacun s’imaginant peut-être unique et isolé, dans ce glissement d’apparitions, disparitions. Je pourrais me croire seule à observer les chauves-souris soir et matin, et ce lien affamé qu’elles font entre les choses, ce qui n’est pas le cas, et de zéro on recommence. Le soir avance en continu et le matin avance perpétuellement sa plage de temps qui n’a jamais été vécue avant, et par personne.

A propos de C Jeanney

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4 commentaires à propos de “#anthologie #06 | vols”

  1. « Le ciel est un rectangle vif, encore quelques secondes, encore vivant mais pâle, gris et laiteux de restes de lueurs. Le ciel est un rectangle ouvert d’un seul côté, bordé de gouttières et de toits. Un rectangle, couleur d’encore un peu.  » « Le soir avance en continu et le matin avance perpétuellement sa plage de temps qui n’a jamais été vécue avant, et par personne. » « plage » j’ai d’abord du page. Beauté inquiète de ces vols. « L’œil et ses bâtonnets, cristallin, nerf, cornée, vaisseaux, iris, traduit. Il reçoit la lumière, en fait une traduction, elle-même traduite par bleu, ou cramoisi, ou jaune dans ma langue. » Traduire. Pouvoir traduire. extirper aux gris ses couleurs fantôme. Un très beau texte à méditer. Merci.

    • Merci Nathalie ! (oui, plage ou page, ça pouvait aller, il y a de la logique dans ce page-plage :)))

    • Merci Cécile ! (toujours une surprise, quand on pense avoir écrit pour soi en soi de soi, que ça puisse résonner pour d’autres, mais c’est sûrement pour ça qu’on écrit :))))