#anthologie #06 | Vol de nuit

J’ai apporté un verre à Damien sans lui laisser le temps de protester (c’est toujours pour moi) et Carole (Caroline ?) m’a attrapé le bras pour aller danser, elle attrape toujours les bras de tout le monde, c’est ce que j’ai dit au mec qui se marrait en la voyant faire, un grand type mince et gris avec le regard las ou tranquille, économe en mots et en gestes, le genre à laisser dérouler mon scotch sans m’interrompre, à laisser des silences qui n’en sont pas vraiment puisqu’il y a toujours quelqu’un pour dire quelque chose dans ce rade et c’est pour ça que je viens, pour l’ambiance. Je n’ai pas fait attention mais le grand gris était là tout le temps avec son pote, un Juan quelque chose, Juan et Serge pour le premier (Juan-E et Serg-E, ça nous a fait la soirée) jusqu’à la fermeture où les Damien (David ?) et Caroline se faisaient moins nombreux. C’est comme ça les soirs de semaine, j’ai dit à Serge qui l’a dit à Juan quand j’aidais Lili à fermer le rideau (il coince toujours un peu). Un petit groupe s’est formé, toujours le même, fait de ceux qui n’arrivent plus à articuler après fermeture. Un radeau de fortune à la dérive (un radeau, des rats d’eau) dans la rue pavée qui nous ramenait bruyamment au matin. En voyant le bus de nuit tracer son sillon sur le boulevard, j’ai remercié mon cortège et je suis monté. Là encore des Julie, des Juliette et des Jules qui ne comptaient pas s’arrêter là. Je me suis assis et Juan et Serge aussi. Juan s’est embrouillé avec un type qui avait sali son mocassin et ça nous a fait marrer avec Serge. Je lui ai demandé où il habitait, Serge, il m’a répondu que ça n’avait pas d’importance puisqu’ils venaient avec moi, Juan et lui. À cause du bruit, je l’ai fait répéter et il m’a redit la même chose à l’oreille, en articulant joliment. Juan est revenu s’asseoir et m’a demandé ce que j’avais. Je me suis humecté les lèvres et j’ai dit j’avais un petit coup de barre. J’ai dit que j’étais désolé pour la méprise, que je travaillais tôt demain matin et que ma copine, ma femme, ferait la gueule si elle les voyait débarquer. Ils ont ri et j’ai ris aussi en me passant la main sur la nuque. Juan est allé voir le type qui lui avait marché dessus pour s’excuser, il est un peu sanguin, il le sait (le Léopard meurt avec ses taches). Serge a jeté son regard gris dehors ou dans le reflet de la vitre qui me montrait , je n’ai pas osé tourner la tête pour le savoir. Le bus s’est arrêté longtemps après. Je les ai salués avant de descendre, on remet ça un de ces jours j’ai dit, ils savent où me trouver j’ai blagué. Les portes m’ont craché dehors avec un bruit de caoutchouc. Dehors la nuit, une autre nuit, plus noire. J’y suis rentré comme dans un bain trop chaud, tandis que le bus repartait sans moi, et sans eux. J’ai reparlé de ma femme à Serge, vraiment elle se fâcherait, et à Juan, j’ai détaillé mes horaires de la semaine, de la charge supplémentaire de travail qu’on m’avait imposé cette année, pour palier au travail que les autres ne faisaient pas. Dans la cuisine, Juan a enlevé ses chaussures et a commencé à frotter son mocassin blanc avec un torchon pour faire partir la tache. Serge s’est servi un verre d’eau qu’il a avalé d’une traite. Comme je ne disais rien, il a posé une main rassurante sur mon bras. Il a dit que tout irait mieux maintenant, que je ne serai plus jamais seul.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, devrait balayer devant ça porte. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.

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