Suzanne regarde les siens endormis puis sort sans son portable. La nuit est en fin de course, elle devine les contours des arbres, la petite allée, l’entrée du garage, le portail.
Au dîner hier soir, les mots ne lui venaient plus. Elle avait nourri la famille, fait la vaisselle, essuyé, rangé, dressé la table pour le petit déjeuner. Elle n’était pas allée se coucher. Cette nuit ne ressemblait pas aux autres, les ombres projetées semblaient nouvelles dans la cuisine où elle avait laissé juste l’éclairage sous la hotte.
Une étrange conscience d’elle-même l’avait saisie. Ensemble mais si seule. Seule dans ses pensées, seule dans ses désirs, seule à faire vivre ce petit monde. Certes oui des échanges, des câlins, des rires complices, des bouts de vie se côtoyant, s’immisçant les uns dans les autres, adopter le vocabulaire de l’un, finir par se ressembler, avoir besoin de l’autre, ne vivre que pour eux.
Elle sort, elle sent l’humidité des graviers sous ses chaussures glissantes. Sensation précise de respirer à nouveau, rien qu’en ayant fait trois pas loin de la maison. Rosée sur le pare-brise qu’elle absorbe avec un vieux mouchoir. Clé, contact, démarrage, allumage des feux, moteur qui tourne doucement, portail, emprunter rue, avenue, départementale, nationale et autoroute à présent.
Ecouter juste le moteur, écouter le nouveau pouvoir qu’elle se découvre. Une voix forte qui lui donne des ordres, qui lui ordonne de lui obéir maintenant. Voix intérieure de sa solitude oubliée, niée, malmenée, au rebut, archivée dans la cave.
Le soleil se laisse deviner. Il arrive. Paysages flous aperçus à 130 à l’heure, s’arrêter dans une station-service. S’offrir un café et un croissant. Percevoir des bouts de conversations du petit matin en hollandais, en anglais, des monologues aux portables. Elle respire, elle s’étire, elle est une, elle est seule, seule à décider de la marche à suivre. Elle s’enivre de cette conscience, elle jouit de sa puissance. Seule, au sommet de son désir de fuite. Seule, sans regrets, sans penser à son petit monde qui se réveille sans elle. Seule dans ce matin qui s’achève, seule parmi ces voyageurs, seule à choisir la route à suivre. Survivre à son exil, suivre son élan… elle se dit qu’il est midi, que le marché sur la place a dû se vider de ses marchands, que le téléphone de la maison a dû sonner, que les enfants doivent l’attendre et s’inquiéter. Elle balaie ces pensées d’un geste devant elle. Ses enfants ne sont pas nés.