#anthologie #06 | seuls les oiseaux

Il est seul au monde ton père disait ma mère. Question de point de vue. Il avait plutôt un monde dans la tête, son monde à lui. Il n’en parlait pas. Sans doute, quand il ne répondait pas à une question ou qu’il quittait la pièce sans rien dire, ou qu’il faisait quelque chose sans se préoccuper de personne, sans se justifier, sans demander à quiconque si ça gênait, il semblait bien être seul au monde. Pourtant, il parlait beaucoup, il se parlait beaucoup, en dedans. Le monde, il le recevait en écoutant seul et fort la radio; en regardant seul et fort la télévision; en lisant seul le journal. Il n’en commentait rien du monde qui peuplait sa tête, jour après jour, de tout un tas d’inquiétudes. Parfois, glissait-il dans un souffle c’est quand même triste. Il parlait à sa femme, il parlait à ses enfants, il parlait à Paul, il parlait à ceux à qui il dirait deux mots quant il les verrait. Dans sa tête. Il leur disait les mots forts, les mots d’amour, les mots tendres qu’il ne prononcerait jamais, sauf à sa petite femme. Ma petite femme, ça, il le disait. On pouvait penser qu’il aurait aimé vivre seul parce qu’il ne supportait pas les petits dérangements venus d’autrui. Mais la solitude lui pesait. Ça, personne ne le sait car personne ne l’a vu pleurer quand il passait des journées entières de solitude, restant en pyjama, buvant simplement un café noir le matin avec une tartine de miel, n’allumant même pas la télé. La tristesse efface les envies. Les siennes étaient simples. Seul, elles disparaissaient. Seuls alors les oiseaux lui apportaient un peu de légèreté. Il regardait les mésanges, le rouge-gorge, la bergeronnette, les pies, assis depuis son fauteuil, la tapette à mouche posée à côté de lui. Seuls les oiseaux qu’il n’entendait plus lui tenaient compagnie, parfois aussi un couple d’écureuil. Seul, il convoquait son frère avec qui il cavalait enfant dans les près, il se souvenait de son cousin avec qui il allait braconner quelques truites à la main, il revoyait les années où avec sa petite femme ils allaient danser. Seul, le passé le submergeait, le futur l’angoissait. Qu’est-ce que vous allez faire? Hein? Quand je ne serai plus de ce monde.

5 commentaires à propos de “#anthologie #06 | seuls les oiseaux”

  1. Très beau texte, intime pudeur qui peut je crois nous évoquer quelqu’un à tous…

  2. Moi aussi je suis touchée par ce texte.
    Quel personnage ! Et quel monde derrière / dedans ce personnage !
    Merci.

  3. seul et taiseux mais lié et parlant
    on ne le sait pas ces mots adressés en silence et ce besoin des autres

  4. Rétroliens : #anthologie # 28 | l’art en ital. dans le texte – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer