Je n’ai jamais été malade de solitude au point de songer à me jeter d’une passerelle. Les désespérés n’ont pas pu, n’ont pas su ouvrir les yeux sur la splendeur de Paris depuis les Buttes Chaumont. Elle les aurait détournés de leur projet de non-retour. Je ne me sens jamais seule, séparée, détruite, abandonnée, même si je suis souvent physiquement isolée. En raison de la beauté, en raison de la laideur, qui elle aussi a ses beautés.
Chaque jour, « à l’heure ou blanchit la campagne », je me lève dans une maison endormie. Je sors dans le jardin. La chouette effraie, locataire du pigeonnier, chuinte une dernière fois dans la nuit qui s’enfuit. Je suis la seule à regarder la lune pâlir à la gauche du grand cèdre, la seule à sourire au lièvre qui détale, la seule à entrevoir le trafic matinal des merles et des corneilles. Les palombes roucoulent déjà. Le pic-vert s’égosille aux alentours ; l’espace lui appartient. Ah, le loriot ! Celui-là, on ne l’entend pas souvent. Mais, c’est une huppe ! Je voudrais être elle, une femme oiseau à la belle coiffe, au long bec recourbé. Elle sautille sur le gravier, là devant moi : « un, deux, trois soleil », elle s’arrête, ne bouge plus. Même son œil est immobile, elle retient l’instant. Elle repart, « un, deux, trois soleil », dans l’odeur du tilleul, délicate à cette heure, mais qui deviendra prégnante à midi.
Être le seul, la seule. Tout le monde a fait cette expérience heureuse ou malheureuse. J’ai été la seule à ne pas porter de blouse d’uniforme lorsque j’étais en 11ème. Une institutrice idiote trouvait que le bleu ciel ne convenait pas à une petite fille en deuil. Mais, je suis la seule, ce matin, à voir émerger le vieux moulin d’une brume légère, diaphane, bleutée, signe de beau temps. Je me sens accompagnée de tous les paysans des générations passées qui l’ont regardé avant moi, portant leurs céréales à moudre au meunier. Je les entends qui encouragent leurs chevaux ahanant dans la côte. Je les entends penser : ils supputent le rendement de leur récolte.
J’ai été une enfant solitaire au sein d’une nombreuse fratrie. J’aime retrouver cette sensation d’isolement de mon jeune âge, l’impression d’être dans une île et de tenir les flots à distance. Être à la fois soi et un autre. Le soi social, familial, ordonné et l’autre soi, privé, secret, caché. Seule et libre comme un enfant. Neuve, comme la lumière de chaque matin, candide comme chaque fleur juste éclose.
Alors je me mets à ma table de travail. J’ai troqué la chaise ancienne pour un fauteuil ergonomique, mon stylo pour un clavier. Qu’importe les outils, le projet est le même. Autour de moi, le silence. Devant moi, au travers des fenêtres, un paysage façonné par les ans et les travaux des hommes. En moi, le bouillonnement des mots qu’il faut laisser sortir, s’écouler en ondes bienfaisantes. Le camion de ramassage du lait passe sur la route au bout de mon jardin. Il me dit que quelque fermier vient de traire son troupeau. Je me souviens, je rêve. La vieille étable est à la droite de la maison, dans son jus. Les places des vaches portent encore leur nom : Allure, Banjo, Dauphine, Fannette, Grâce… La traite est faite. Elles vont bientôt sortir, faire tinter leurs cloches, en s’ébrouant, aller à l’abreuvoir, puis être menées à paître.
Alors, mes mots sortent de leur silence, se bousculent dans mon crâne, se forment dans ma bouche. Ils ont le goût du lait, l’odeur chaude du foin de la grange, le son du ramage des oiseaux. Mon seul bien est en moi-même, j’ai bien de la chance d’avoir ce bien singulier.
Le monde vient me parler. Il vient parler à celle qui, seule, l’écoute passionnément.
Il est vrai que lorsqu on sent le monde , on est jamais seule . Une vraie leçon de vie .!
Merci pour les valeurs de ce texte.
Coucou, Carole. Merci de ta lecture et de ton commentaire. Tu es une fille de la ville et moi de la campagne.
« Je suis une fille de la campagne
Il est un garçon de la ville,
A moi l’herbe aux vies minuscules
Pour lui les cris de mille visages
Je trempe ma plume dans le vent
La sienne s’affute sur les trottoirs
Les mots on les trouve partout
Dans le ciel et sur les vieux murs
Becs de gaz, banquettes de bistrot
Coquelicots, couloirs de métro
Qu’est-ce qui est beau ?
Qu-est-ce qui est laid ?
On aime le vrai
Ce qui déchire
Que ça pleure
Et que ça console
Et que ça frôle
Et que ça swing
Comme un saxo
Au bec de jazz. » EK