#anthologie #06 | les deux, seuls

Il y a deux solitudes dans cette histoire (j’allais écrire cette affaire, mais le mot ne me convient pas – il faudra que je prenne la place des deux) de l’un puis de l’autre, pendant toute cette période, il a fallu qu’ils se parlent – l’un portait un passe-montagne, la marque de fabrique de son groupe – c’était Toni Negri qui disait que chaque fois qu’il le passait, il se sentait devenir un autre homme – il me faudrait en porter un – et assis sur mon lit, le dos au mur, le drap tendu au dessus de moi, moi le président, moi qui n’aime rien tant que la pédagogie (et la politique, et l’argumentaire et son petit fils Luca et l’autre enfant, dans le ventre de sa deuxième fille, qui, comme moi, naîtra avec un grand-père mort) moi et ma foi – tous deux, trente ans les séparent, seuls tous les deux, à se mesurer (Moretti est de 46, Aldo de 16) (le nom de famille, comme on dit, pour l’un, le prénom pour l’autre – lui l’autre) – tous les jours au tribunal, un juge un accusé – un avocat général et un professeur de droit pénal – quelques heures par jour, cinquante trois ou quatre fois – les repas, les besoins, les écritures, les toilettes, les prières, les médicaments, les discussions, ici ou là – l’un sort, ôte son fichu, transpire, prend-il des notes ? Coupable, forcément coupable (sic). Enregistre-t-on ces conversations ? J’ai toujours imaginé que oui, et le professeur assis sur son lit, au dos un oreiller ou deux, qui écrit des lettres et des lettres et son mémoire et qui écrit encore – comme qui, au fait ? – il faudrait que je me mette à la place des deux, de l’un puis de l’autre, seul tout autant l’un que l’autre et qui se voient, plus ou moins, qui tentent de se comprendre, tous les deux sachant que si rien ne vient il faudra en passer par un moment qu’on ne peut envisager – ils le savent pourtant – c’est qu’ils sont, tous les deux, indissolublement, liés, alors ils sont là, lui assis sur sa chaise pliante, qui essaye de faire dire à l’autre (il se trompe, on ne « fait » jamais rien dire à quelqu’un) des vérités premières sur les relations qui peuvent être entretenues avec telle ou telle firme, marque, pays, puissance, personnage, entité – il n’y a rien à savoir de ces errements : Aldo dès très vite sait qu’on ne fera pas de cas de lui, quand bien même on en aurait fait pour d’autres, mais pas pour lui, lui si habile et si adroit est trop à gauche, trop dans le consensus, les tractations la négociation, la diplomatie les mots aigus et recherchés, absolus et exacts, trop dans cette rhétorique qui peut expliquer pourquoi untel pleure tandis qu’un autre s’en fiche – un monde d’hommes et de femmes pourtant tout autant humains que vous ou moi, tout autant agis, tous et toutes autant que nous sommes certains et certaines d’avoir raison – ce ne sont pas des amis, des connaissances tout au plus, des relations professionnelles serait-on tenté de dire, des idéaux qui se cognent, et l’un donnera à l’autre ce qu’il n’a pas et que l’autre ne veut pas – la mort oui – c’était la définition de l’amour du Jacques – pas le grand, non – encore que la trace de celui-ci restera peut-être plus longtemps que celle de celui-là : mais des traces, qui en a quelque chose à faire ? Qui sinon ceux qui les écrivent ? Alors Aldo écrit, des centaines de lettres, à Eleonora d’abord – les liens sacrés du mariage – et tous les jours, tous ces jours-là la petite porte s’ouvre, voilà l’autre et sa cagoule qui se montre, « bonjour Président » et qui déplie sa chaise, et qui s’assoit – l’autre là, sur son lit, en survêt « bonjour » de quoi va-t-on parler aujourd’hui, où en est-on dans cette « prison du peuple » et devant ce Tribunal formé d’un seul type, alors qu’au dehors les uns empêchent les autres de parvenir à lui sauver la vie, alors que l’envoyé du président des États-Unis, membre de l’agence centrale d’intelligence, non, pardon, de renseignements fait pression sur les uns, sur les autres, alors que d’autres encore font parvenir ses lettres, les distribuent – il y a plus que de la solitude chez ces deux personnages, plus, quelque chose qui bien sûr les dépasse mais qui tutoie le désespoir, la fin de la croyance ou de la foi – ce qu’il y a de certain c’est que dès le début de l’après midi du neuf mai, Eleonora indique que l’enterrement de son mari, son époux, son homme devant dieu et les siens, se fera sans personne de cette politique, sans personne de ses amis chrétiens et démocrates (on ne parlera même pas des communistes) – et ici, dans ce monde virtuel, comme sait, les amis… – le matin, vers six heures, ce 9 mai-là, ils sont descendus en ascenseur certains qu’ils étaient de ne croiser personne, au premier sous-sol, la voiture rouge avait été garée en marche arrière, pour ouvrir son hayon, il fallait la laisser dépasser du box, la porte en était ouverte, une Renault (la marque devenue régie après guerre pour collaboration – ça n’a pas d’importance, c’est une voiture volée, il fallait juste qu’elle soit rouge) et ils sont arrivés ils étaient quatre dont une faisait le guet – l’un avait dit à l’autre, lui tendant ses habits, ces mêmes habits qu’il portait cinquante-cinq jours avant, propres et repassés ainsi qu’il fallait qu’ils le soient, comme ils l’avaient toujours été, il lui avait dit quelques mots que l’autre avait compris entendus au théâtre on dit encaissés et il s’était habillé, ils étaient là, à présent derrière cette voiture, identique à n’importe quelle autre, rouge comme toutes les voitures qui sont rouges, dans un box pareil à n’importe quel autre, un plaid exactement semblable, le président est entré, sa foi avec lui, il s’est recroquevillé son amour pour ses enfants et ses petits enfants et pour ceux qu’il aimait l’accompagnant seul, tel qu’il était seul, tirant sur son regard le plaid, tandis que l’autre, tout autant seul, dans cette ombre qu’il y a au fond du garage, seul parce qu’il s’était désigné pour le faire, « personne dira-t-il plus tard, personne d’autre que moi ne pouvait le faire «  – non, sans doute personne

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

4 commentaires à propos de “#anthologie #06 | les deux, seuls”

  1. mais on dirait que tu as écrit toute la nuit et je te lis avant même d’écouter et de commencer
    salut Piero, contente de te retrouver… au gré des vents et des possibles en cette fin de juin
    et j’adore ta phrase d’intro qui va peut être déclencher quelque chose pour moi…

    • (j’essaye le matin, tôt,entre six et sept – après c’est moins calme) salut Françoise !!! (et merci) (et bonne suite !)