Hélène veut de nouvelles chaises. Il ne veut pas. Il ne voit pas l’intérêt d’en acheter d’autres alors qu’il y en a déjà plein la maison. Elle ricane à l’intérieur. Son fils ne cédera jamais rien à sa bru. Elle le connaît. Il est comme était André. Il vivote. Quand elle sera morte, il ne voudra rien changer, il préfèrera que tout reste à sa place. Il n’aime pas le changement. Son père aurait dit la même chose. Il est assis à sa place, au bout de la table, près du tiroir à pain. Il regarde la télévision. Il revient de l’île. Il est trop fatigué pour rentrer chez lui ce soir. Il reverra le match demain, à la demande. Elle ne sait pas de quoi il parle. Il ne lui parle pas vraiment. Il a acheté les fleurs en rentrant. Demain matin ils iront fleurir la tombe de son père et de son frère, puis il repartira dans l’autre maison, celle qu’il loue et qui le fait pester depuis qu’il est à la retraite. Elle le comprend il est le propriétaire, mais elle a l’usufruit. Elle habite cette maison depuis toujours et elle n’a pas envie de partir. C’était la maison de sa mère. Elle ne l’a jamais quittée. Elle a toujours connu ces murs et elle n’entend pas vivre ailleurs. Elle ne va plus dans les pièces du haut. Elle dort en bas. Elle vit en bas. C’est assez grand, c’est même beaucoup trop grand pour une vieille dame. Quand il est là, il remplit l’espace de sa présence. Ça lui plait d’avoir quelqu’un à la maison. Il ne reste jamais longtemps dans la cuisine. Il mange une brique de soupe qu’il fait réchauffer dans une casserole puis il monte se coucher dans sa chambre d’enfance. Elle ne sait pas ce qu’il fait. Comment il s’organise ou s’il fait son lit. Elle ne peut plus monter les escaliers. Il dit qu’elle s’écoute, que c’est une comédienne, une souffreteuse, mais elle a l’âge de ses artères comme on dit, et son corps la fait souffrir. D’ailleurs elle a des dames qui viennent pour s’occuper d’elle. Elles ne sont pas bien intelligentes. Elles lui font sa toilette, elles lui apportent ses repas et elles discutent un peu de la pluie et du mauvais temps. C’est déjà ça. Elles entassent aussi des prospectus et des journaux sur un coin de la table, juste devant elle pour que ce soit accessible. Elle les feuillette de temps en temps, ça lui rappelle quand elle allait chez le coiffeur en face de la maison. Il n’existe plus, il a été remplacé par une boutique de cigarettes électroniques. Elle se souvient de l’odeur chaude de l’espèce de cloche que lui posait sa coiffeuse quand elle faisait des permanentes. C’était le seul luxe que lui permettait André. Maintenant une des filles lui coupe les cheveux, en même temps qu’elle lui fait sa toilette, pour qu’elle reste présentable. Jean ne le remarque même pas, ou alors il fait semblant de ne pas le voir. Avec lui elle ne parle de rien. Il rumine ses rengaines. Il est en colère. Elle sent qu’il lui en veut de ne pas lui avoir laissé la maison alors qu’il est à la retraite. Il doit payer un loyer et c’est pour ça qu’il continue de travailler. Sinon il n’aurait plus besoin de le faire. Ou alors il y a autre chose. Il s’ennuie peut-être avec Hélène. Elle ricane. Elle est bien contente qu’il soit là. Ça lui fait une présence quand les filles sont absentes. Elles viennent un peu tous les jours mais seulement trente à quarante minutes. Alors quand il rentre pour ses réserves, elle s’ennuie moins. Il ne l’embête pas. Il ne lui parle pas beaucoup sauf quand il doit remplir ses papiers. Il a peur qu’elle fasse n’importe quoi. Elle donnerait tout pour qu’il ne ramène pas sa bonne femme chez elle. Elle l’imagine seule dans leur maison en location tout près de la rivière et elle jubile. Elle jouit à l’idée que cette femme qui lui a pris son fils soit encore plus seule qu’elle, dans une maison qui n’est pas la leur. Elle ricane encore et cette fois Jean se tourne vers elle et la regarde d’un air mauvais. Il n’est pas facile le petit. Il ne l’a jamais été. Il lui en a fait des coups tordus quand il était gosse. Il lui faisait des crises pour ne pas porter les habits de son frère. Il disait qu’elle ne voulait rien lui acheter et qu’elle le traitait comme une fille. Il faut dire qu’il n’était pas bien épais à l’époque le Fifi. Il doit rester des tas de vêtements dans l’armoire et sur le lit de la grande chambre du haut où elle n’entre plus. Fifi y dort toujours, au milieu des piles d’habits froids qu’il a dû poser dans une autre chambre, sur un autre lit où plus personne ne dort depuis longtemps. Elle vit en bas. Dans la chambre du bas. Ils restent, elle et lui, ensemble, seuls, chacun à un bout du monde, dans la maison. Elle continue de porter ses vieux tabliers fleuris comme avant. Lui avait pleuré au moment de la mort de son frère. Deux fois. Au funérarium, pendant qu’ils refermaient le cercueil, il s’était effondré comme un château de cartes, un immeuble qu’on aurait dynamité, tout droit, à la verticale, et Vincent avait juste eu le temps de le rattraper pour ne pas qu’il tombe totalement et que sa tête vienne percuter le sol, et ensuite dans l’église debout à côté d’elle quand il avait fallu la soutenir. Elle se souvient de ce moment avec le regard des gens sur eux, Vincent qui lui tenait l’autre bras et son regard sur son père anéanti qui pleurait de tout son corps, sec, de plus en plus sec. Elle repense à ça. Elle ne pleure pas. Les gens la regardent, elle entend ce qu’ils pensent, comment va-t-elle faire, la pauvre femme, après son mari, son fils aîné. Elle entend ça et elle jubile dans sa peau. Elle avance dans l’église triomphante, elle ne pense pas à son fils, elle ne pleure pas. Jean était debout pour la mise en bière, puis assis à côté d’elle à l’église, puis de nouveau debout à côté d’elle avec Vincent pour la porter en triomphe dans la longue allée, ses joues luisent, ça coule de lui, il se répand vers la sortie. Hélène est seule au milieu des bancs, ses yeux brillent de haine. Elle a les fils, elle exulte, elle n’est plus seule.