#anthologie #06 | La dernière nuit
La montagne dans le noir dessinait sa crète aussi nettement qu’un trait de crayon. Le ciel était noir, sans étoile, et la lune pleine était blanche, brillante, et un halo blanc estompait le noir du ciel, et un voile blanc descendait sur la crète noire comme une ombre. De chaque côté, la montagne se confondait avec le ciel, le noir épousait le noir pour se fondre dans la nuit silencieuse. Les ciels d’enfance au contraire étaient pleins d’étoiles, bavards et remplis des chants des cigales, de nos courses sur les pavés, des heures assis sur les pierres à deviner les noms des astres, et les noms des villages sur les flancs que l’on reconnaissait aux dessins formés par lumières qui éclairaient au crépuscule les villages voisins. Ce soir-là, sur le balcon qui donnait sur la rue dont on ne se souvient pas du nom, je ne distinguais plus la maison natale de Teresa en contrebas. Elle n’était pas éclairée car elle était encore pleine de gravats, la circulation était coupée. Un bâtiment haut était en construction, et n’était pas éclairé lui non plus. Il masquait dans cette nuit noire une partie du village en bas. Les arbres étaient bien noirs eux aussi, de ce noir épais comme une encre étalée sur une page. Des lumières suivaient la route qui elle-même encerclait le village. Des lumières des maisons étaient encore allumées. Je pensais à Vol de Nuit, parce que je me souvenais de l’évocation des vies secrètes derrière chaque fenêtre éclairée. Fenêtres lointaines et lucarnes discrètes, fenêtres lumineuses et franchement tardives, dont les habitants n’avaient pas encore fermé les persiennes, fenêtres éteintes des absents, fenêtres éventrées abandonnées. Je me demandais si mon père avait regardé comme moi, la veille de son départ, sur ce balcon silencieux, une dernière fois, la nuit.