J’ai 6 ans, je suis entrée seule dans la maison de la presse pour acheter une série d’images sur les gaulois à découper et à coller dans mon cahier d’histoire de France, il y a foule, je me mets dans la queue qui avance lentement, c’est long, personne ne me voit, personne ne me parle, personne ne me demande ce que je fais là toute seule, moi seule sait que je viens acheter un carnet d’images sur les gaulois pour mon livre d’histoire de France, je glisse vers l’avant à pas de fourmi, personne ne se soucie de moi, je suis minuscule, je n’existe pas, ça dure, j’ai envie de faire pipi, je me retiens comme une grande, je rêve des images que je vais acheter, je ferme les yeux, je pense aux gestes que je ferai quand j’aurai le carnet en mains, l’ouvrir, examiner chaque illustration, lire avec application les explications sur les gaulois, choisir celles que je préfère, les découper avec précaution avec mes ciseaux à bouts ronds, ouvrir mon cahier d’histoire de France, dans le petit pot blanc au couvercle coloré saisir le pinceau en plastique inclus dans le compartiment, le plonger dans la colle blanche, odorante, crémeuse, en badigeonner le dos de l’image, la positionner à la bonne place, écrire en tirant la langue les mots de la légende sans se tromper, renifler la colle avant de refermer le pot, s’imprégner de son parfum sucré, ouvrir les yeux, le temps s’étire, je ne rêve plus, je croise les jambes serrées, j’ai vraiment envie de faire pipi, c’est pressé, très pressé, je serre dans la paume de ma main droite quelques pièces, je suis seule au milieu d’une foule de pieds, les gens avancent sans me bousculer, ils s’interpellent, se saluent, ils me doublent, me contournent, je suis arrivée au pied du comptoir, ma tête dépasse à peine, personne ne me demande ce que je veux, j’attends sagement tandis qu’un filet chaud coule le long de mes jambes jusque dans mes chaussettes, une flaque se forme à mes pieds, je ne bouge plus, je n’ose plus bouger, je suis seule dans une flaque, j’apprends le sentiment de honte, je serre les dents pour ne pas pleurer, je voudrais disparaître, je joins machinalement les doigts devant le corps, les pièces changent de mains, je prie pour que personne ne se rende compte de rien, je suis seule avec ma bouche fermée, la femme du magasin surgit de derrière le comptoir pour attraper une revue sur le présentoir, elle crie : «Attention où vous mettez les pieds ! Mais c’est pas vrai ! Elle est à qui cette petite ? », je ne dis rien, je ne réponds pas, je ne dis pas que je suis à personne, je suis seule avec les chaussettes mouillées, la femme m’attrape le bras, les pièces tombent, elle m’entraîne derrière le comptoir jusqu’aux toilettes, un minuscule placard fermé par un rideau, elle attrape un seau et une serpillière : « Quand tu auras fini tu viendras nettoyer », elle repart, je reste seule avec ma honte, je n’ose plus bouger jusqu’à ce que la femme revienne : « Mais pourquoi tu n’as pas dit que tu voulais faire pipi ? », elle me tend la serpillère, le seau, me pousse dans le dos, tout le monde me regarde, on me voit, on commente : « Elle est trop grande pour faire pipi dans sa culotte », on me demande : « Tu n’as pas de langue ? », je suis seule au milieu de tous ces gens, les pieds autour de moi se rapprochent, se resserrent, je lâche tout et me sauve.
Très émouvant ce souvenir peut-être… Solitude et humiliation à hauteur d’enfant, il ne reste que la fuite.
Merci Carole pour ta lecture.
Oh ! quel texte ! La honte de cette petite fille, on la ressent jusque dans la peau, en vous lisant ! Et sa solitude, oui…
j’avais ce sentiment d’avoir écrit à côté de la proposition, la solitude était le point de départ, la honte s’est imposée ensuite…
C’est tout simplement magnifique Françoise, comme l’envie de venir la secourir cette enfant, de l’extraire de sa solitude et de sa souffrance. C’est très beau, merci. Bien à vous.