Maman ne me comprend pas, il ne faut pas qu’elle soit seule elle dit toujours en parlant de moi, ça doit faire peur à toutes les mères de savoir son enfant seul. Moi c’est de l’avoir sur le dos constamment qui me fait peur. J’aime être seule. Enfin je crois. Tu vis seule avec ta mère, on me dit ça parfois. C’est étrange. Je ne sais pas dans le fond ce que c’est qu’être seule, être toute seule au monde. Moi, j’ai une mère. Je ne suis pas toute seule. Toi, tu es très seul, non ? En tout cas, tu es bien le seul à me comprendre. Carole écrivait tous les jours dans son cahier, tout ce qui lui passait par la tête. Elle sentait parfois confusément que les mots couchés là s’adressaient à quelqu’un. Une présence qu’elle imaginait vibrer au tréfonds de sa solitude à elle, mais sans y croire vraiment. Cette même présence se manifestait parfois quand elle ramait seule, longtemps, sur le canal, laissant derrière elle les quais de Verdun, après avoir engagé la pointe du skiff dans l’étroit passage bétonné, au niveau du barrage de Belleville-sur-Meuse, passé le premier virage aux rives encore habitées sur les hauteurs, et plus loin le petit port de Belleville, plus loin encore les champs, les alignements de peupliers, les aulnes sauvages, les saules penchés sur l’eau. Elle aimait alors accélérer la cadence de ses avirons pour se laisser ensuite glisser, en équilibre, pelles à plat au dessus de l’eau, enfin seule, fendant les reflets tremblotants des arbres, accueillant en elle la mystérieuse présence.
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