En point de mire, le Boucornine (dont il ignorerait toujours le nom) et comme seule musique (il n’avait pas récupéré son mp4 et ses chansons favorites du moment) le son sourd de ses pas dans la torpeur de la fin de matinée, lui-même écrasé par l’aveu de la veille et anéanti déjà par ce qu’il avait déclenché ; derrière lui, elle, qui le suit, le regard accroché à la montagne devant elle (la montagne au nom étrange dont elle apprendrait la signification bien plus tard), car le soleil tape fort et qu’il lui faut un objectif, son moyen à elle pour ne pas céder à la tentation de fuir, de faire retraite dans un trou profond, le plus loin possible, et hurler à l’injustice ; dans un voyage de si mauvaise augure, qui avait si mal commencé (son avion en retard de cinq heures, sa valise perdue, son arrivée à la nuit noire et par-dessus le marché, ses yeux à elle qui lui avaient arraché son secret) tout semblait s’être ligué contre lui pour qu’il déteste ce pays ; les toits plats des maisons, leur blancheur qui se cognait au rose des lauriers, venaient réveiller en elle quelque chose de l’enfance, aucun nom de lieu pourtant, juste une évocation, et pour seule tendresse, le bleu des moucharabiehs (mashrabiya en arabe, et michraba serait un jour un mot qu’elle prononcerait pour se souvenir d’elle à cet instant) et les chats errants auxquels elle se comparait, marchant à l’aveuglette, s’obligeant à avancer les yeux fermés sur le large trottoir, sans autre but que celui d’atteindre le bourg, un pas après l’autre pour tromper les pensées et les bouffées de colère, des pas étouffés jusqu’aux rues pavées enfin où elle pourrait se tordre les pieds, des rues étrangement propres ici après la saleté des abords de la ville, vides aussi à cette heure de la journée, trop chaude, où personne ne se risquait, où l’ombre inespérée d’un mur enveloppait de bleu tout ce qu’elle regardait, comme pour adoucir le cours de ses pensées, tandis qu’elle tendait l’oreille vers les portes cloutées pour tenter de saisir les bribes d’une vie et oublier la sienne ; à vive allure, obsédé par ses pas à elle derrière lui et par cette présence effacée, oblitérée par le constat invraisemblable de la trahison, par cette amertume qu’il lisait dans ses lèvres fermées, dans le son éteint de sa voix, il grimpait comme pour la semer, son appareil photo à bout de bras, le regard baissé vers le sol, conscient dans l’instant de porter un pantalon bleu roi qui rivalisait avec le bleu ambiant ; plus elle montait plus elle allait vers le bleu maintenant, le bleu pur du ciel qui la rassérénait, elle était seule désormais, il avait disparu de sa vue, et dans les escaliers larges comme des paliers, elle posa son sac à dos, s’assit à l’ombre d’un mur fissuré, parcouru de fils électriques, le temps de boire un peu d’eau avant de repartir, les yeux levés vers le minaret au sommet surmonté d’un croissant (dont la présence consistait à l’origine en une simple décoration architecturale même si, avec le temps, il était considéré comme l’équivalent de la croix chrétienne ou de l’étoile de David), et elle essuya une larme échappée malgré elle ; quand ils se croisèrent au hasard d’une ruelle et déambulèrent côte à côte en silence, observant les détails ciselés dans la pierre des portes, les mosaïques ornant les murs salis, les frises, les rectangles, les rosaces jaunes, vertes, bleues, les fenêtres à jalousie, ils eurent conscience l’un et l’autre tant leurs pensées toujours avaient jailli d’un même élan, de placer leurs pas dans les pas de milliers d’hommes et de femmes ayant gravi les mêmes marches, creusées en leur milieu, et dont l’incurvation attirait le regard et tout de suite le pied, peut-être l’eau aussi comme dans cette autre ruelle où elle s’écoulait, de haut en bas, serrée dans la largeur d’un pavé, cessant sa course là où la rue remontait ; il accéléra alors avec une sensation de liberté rarement éprouvée, déchargé du poids de son secret et de ses conséquences, léger de ce nouvel amour qui le porte et l’élève, lui donne des ailes, une jeunesse seconde, il se veut libre d’aimer enfin, respire à pleins poumons cet air chaud qui nourrit sa passion qu’il vivra jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, et à chaque photo qu’il enferme dans son appareil, c’est à cette autre qu’il pense, la retrouvant à chaque beauté furtive inscrite dans la pierre ou la mosaïque ; elle, étourdie de fatigue et calme étrangement, seule, admire les escaliers peints en blanc, ornés de jarres remplies de fleurs, les arcades voûtées qui diffusent un peu de fraîcheur, découpées parfois telles des dentelles de pierre, les minuscules patios verdoyants d’où s’évadent des parfums de jasmin, et elle s’étonne presque de se retrouver dans la chaleur de la rue, sans plus rien au-dessus de la tête que le ciel envoûtant de bleu, à la merci des regards derrière les balcons ouvragés comme les persiennes, surprise aussi de devoir s’écarter devant une voiture garée là en haut du village, dans un silence de sieste, glissant le pied sur les carrelages fatigués, effacés, du mausolée de Sidi Bou Saïd dont une légende raconte que son occupant ne serait autre que saint Louis, qui, déguisé en berger se serait retiré là sur la colline (le Djebel Menara, elle en aimerait le nom, pour ce que cette “montagne du phare” lui aurait révélé) ; il ne descendra pas l’escalier au pied duquel une femme au foulard rouge et blanc s’est assise dans le soleil, il arpente maintenant une rue où une étudiante portant le hijab, entièrement couverte d’une abaya stricte, chaussée de baskets et portant des gants noirs, dessine, assise sur le sol, alors que d’autres jeunes femmes plus ou moins couvertes s’essayent plus loin à capter un élément architectural de la ville (une école nationale d’architecture et d’urbanisme est installée ici, rue Habib Tameur, il l’a lu dans un guide) ; elle, sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, honore d’une respiration calmée l’étrange montagne aux deux pointes, le Boucornine, toujours devant elle au détour d’une rue, baignant dans une brume légère à cette heure du jour, aux flancs d’un bleu sombre plongeant dans la mer turquoise, et elle poursuit sa balade jusqu’au cimetière marin, enveloppant de son regard la Méditerranée belle et mortelle, et des bruits étouffés lui parviennent, de pleurs qui se rendent, de renoncements, de lassitude, d’effroi désemparé, de colères aussi qui réveillent la sienne si pâle, si stupide, si égoïste, et c’est le grondement du malheur noyé maintenant qui l’assaille, et elle s’en empare pour le dresser hors de l’eau, hors de toute cette vacuité bleue, elle qui a la chance de passer d’une rive à l’autre sans encombre, de survoler les vagues ses papiers à la main, avec pour seule peine celle de ce grand vide en elle, alors elle fredonne pour les âmes mortes, pour les espoirs engloutis, pour les destins abîmés, un chant surgi de sa mémoire.
Oh mais qu’elle force , toutes ces images et tous ces bleus jusqu’à leur vacuité, comme ça avance jusqu’au chant et « cette peine du regard en elle «
Merci, Nathalie !
On sent plusieurs états de solitude, plusieurs façons de la vivre. Beauté de l’image du malheur noyé.
Oui, j’ai essayé d’alterner le point de vue de l’homme et celui de la femme… à la relecture, pas si facile à comprendre mais voilà ! Merci Emmanuel pour votre passage ici !
Au début du texte ensemble mais seuls dans tout ce bleu. On traverse avec elle la peine, la colère jusqu’au paysage qui apaise. On y est.
Oui, plutôt seuls, en définitive ! Et merci, Françoise, d’y avoir été avec mes personnages !
Quelle beauté dans vos mots Marien que je découvre pour la première fois. Merci mille fois, à bientôt.
Clarence, merci à vous ! Et moi aussi, je m’en vais vous lire 😉 à bientôt.