#anthologie #06 | c’est par la solitude que c’est venu

C’est par la solitude que c’est venu. Le mouvement. Je me suis levée et j’ai pris mon appareil photo. Ça c’est fait comme ça. Il faisait encore jour mais le soleil déclinait vite. Je suis sortie. Je n’avais jamais marché au hasard autour de la maison. Je ne cherchais pas à explorer. Il me semble maintenant que je voulais peut-être entendre le son de mes pas dans le soir. Mais au fond, ce n’est pas vrai. Je ne pensais à rien. Je cherchais encore moins à chasser la solitude. J’ai seulement marché dans le soir. J’ai marché. En cercles de plus en plus larges autour de la maison. Dans le village avant la nuit, en évitant la route principale. Le soir était seul sans avoir besoin de moi. Tout à fait indifférent à sa solitude aussi. C’est comme ça que la direction est venue. J’évitais les voitures. A un moment, je suis tombée dans la cadence de mes pas. Et ça c’est fait comme ça.

J’ai d’abord pris la ruelle en contrebas de la rue principale, vers le grand clocher et sa vierge perchée haut. Les réverbères allumés par intermittence laissaient se répandre des îlots de nuit traversés par la quadrille brusque des chauves-souris. A droite, il y avait un immeuble de quatre étages avec un seul angle affaissé comme un feuilleté et le reste, calciné. A côté, une maison traditionnelle avec ses tuiles intactes. A gauche, un champ d’olivier étagé, en devers sur la vallée et puis la mer. Et tout en bas dans le coin, pas plus grand qu’un timbre-poste, le plateau clignotant de la ville posé sur le littoral. Un peu plus haut de l’autre côté, en contrebas de l’ancien palais abandonné, des cercles de fils barbelés à hauteur d’homme. Le ciel aussi était coupé de fils téléphoniques de partout. De grands pylônes d’acier qui se relayaient jusqu’à la mer, portaient leur rangée de fils, avec les pattes d’accrochage comme des perles vertes enfilées le long de la route.

Je me suis arrêtée. Dans le brouillard d’équinoxe et l’éclairage jaune du réverbère est apparu au sol une ombre comme une portée dans la flaque plate. Quelque chose c’est levé. Un crépitement. Est venu alors tout le chemin qu’il y avait à faire pour le transport de voix défectueux. Le son de la dame qui parle en même temps sur trois canaux, et nous dit familièrement « oui chérie  ?», en mâchant fort du chewing-gum. Nous, qui dictons le numéro qui était notre numéro et qui est déjà dans une langue étrangère. Elle qui parle encore à quelqu’un à côté, et nous agacés, quoiqu’aussi un peu rassurés de la rencontrer sur le chemin de cette obscure forêt. Toute la route du crépitement est venue, et les longs crachements en rythme pour accrocher la ligne internationale. Pour parler à celui qui est resté. Et puis au bout du tintement, la voix qu’on attendait arrive, lointaine, brouillée. Et c’est difficile d’un coup de dire deux réalités. On est effaré de la banalité des mots qui ne viennent finalement pas. Des mots sans voix. Et puis vite la dame réapparait, elle dit que c’est assez, que le crédit est épuisé. Elle coupe la ligne. Et on aura passé plus de temps à l’attendre qu’à parler. Il reste alors sur le fil du soir tous les bruits qui noient la voix qu’on attendait.

C’est par la solitude que c’est venu. Avec les oiseaux qui se manifestent à nouveau pendant le répit de la pluie. C’est par là que le souvenir du crépitement s’est délogé de loin, là où il était.

Je suis restée un moment immobile devant la flaque à regarder le sol, et puis je l’ai photographiée, et filmé aussi, pour enregistrer le silence – dans les trois secondes de film, il y a un chuintement de sol mouillé et une goutte qui tombe sur l’eau et la brouille légèrement de cercles concentriques.

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