#anthologie #05  – trente-six ans de vivant

Je peux bien le dire aujourd’hui : ce corps qui se balance n’a jamais été mien. A cause de ce qu’on m’a fait et il me semble que tu as fini par devenir de quoi il s’agissait, je n’ai fait qu’occuper ce corps et jouer la comédie du vivant. Ce n’est pas si difficile de jouer au vivant. Cela vient très vite, par imitation. Il faut lever les sourcils, comme ça, pour dire : « ça alors ! », croiser les bras, comme ça, pour dire : « ça suffit », se mordre les lèvres, comme ça,  pour dire :  « tu es vraiment sûr ?», tapoter les doigts pour dire : « c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? ». Bon, je vois que tu as pigé. Moi, j’ai fait mes gammes en regardant mes camarades de classe, les chiens et les chats, et surtout des films. J’ai appris à imiter le vivant en regardant des acteurs et des actrices donner vie à des personnages. Mes trente-six premières années de vivant ont été impeccables. Aucun faux pas. J’étais un personnage fougueux, brillant, charismatique même. Et puis après trente-six années de vivant, mes gestes ont fini par tourner à vide. Le vivant est devenu un rôle inaccessible pour moi. Comme une cantatrice qui n’arrive plus à sortir les notes les plus hautes, ma partition physique s’est désaccordée et à partir de là, ça aété la dégringolade. Mon petit bagage de comédienne du vivant s’est délité et je ne savais plus comment bricoler une incarnation qui tienne la route. Je levais les sourcils et ça disait : « où suis-je ? » je croisais les bras et ça disait : « je ne supporte plus», je mordais les lèvres et ça disait :  « l’angoisse », je tapotais les doigts et ça disait : « j’ai peur du vide ». Mon corps se balançait devant moi et derrière, il n’y avait rien qui me soit propre.