#anthologie #05 l Ô FABRICIUS

Je suis de ceux qui trouvent le monde trop éclairé. Pas de projecteurs sur moi, jamais. Comme le cloporte, j’aimerais vivre sous les pierres. Bon sang, le grand jour, pour mieux montrer mes manques, quelle idée. Fermez les claustras, mesdemoiselles, les brise-soleil si vous préférez. Claustra dérive du latin claustrum, fermeture d’une porte, verrou, claustra revellere Cicéron, barrière, tui versus invito te claustra sua refregerunt Pline, traduisez ! J’attends, vous regarderez dans votre Gaffiot. Fermez aussi les volets. Je ne vous parlerai pas de l’étymologie de volet. Suffit, je me la parle à moi-même. La lumière blesse mes yeux et altère ma peau. Je ne sais pas pourquoi, question d’hérédité sans doute. Jamais personne ne m’a parlé de ma peau. Un homme, pfutt, quelle horreur ! Je suis une peau sans saveur connue, mais pas sans odeur. J’ai toujours froid, je me lave peu. Je ne connais que la toilette de chat. Odeur d’humanité qui éloigne mes collègues et tient mes élèves à distance. Tant mieux. Je ne veux aucune familiarité, du latin familiaris, de la maison, de la famille. Moi, je n’ai pas de famille. Pas de grand-mère, mais beaucoup de grammaire, du grec grammatiké, l’art de lire et d’écrire. Agrégée de grammaire. Mademoiselle T., professeur de français latin au lycée Jules Ferry de Tananarive est agrégée de grammaire. Agrégée de grammaire = puits de sciences. Puits sans fond, oui. J’ai une mémoire colossale, effarante, homérique. Attention, mesdemoiselles, je ne lis pas mon livre, je le récite, d’ailleurs je le tiens à l’envers et je vous surveille. J’ai gardé mon manteau de velours vert, bien serré sur le cou par ce bouton qui, l’autre jour, a giclé sur le pupitre d’une élève car je le tournicotais dans mes doigts en parlant. La classe a ri, moi aussi. Je l’ai recousu. J’ai ma culotte de laine, mes bas de coton tenus au-dessus du genou par un élastique. Aux pieds des feutres. Je ne quitte jamais l’estrade, de l’espagnol estrado, j’ai besoin de dominer pour projeter ma voix.  Phénomène, du latin emprunté au grec, etc., etc. Originale. Excentrique ! Oui tout ça, mais surtout passionnée par la langue, à aller au bout de mes forces, de mon souffle. Proférer mes leçons, être une artiste de l’enseignement. Mon costume de scène me caractérise. Je n’ai pas besoin de lumière car je connais mon texte et j’ai une belle voix.

Ô Fabricius, qu’eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie (…) Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine. Quel est ce langage étranger (…) Insensés, qu’avez-vous fait ? 

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

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