Je porte son corps devant vous, par terre, au feu rouge, à l’heure où vous rentrez chez vous, j’exhibe mon petit monstre. Si je le nomme ainsi, c’est parce que je sais comment vous le regardez. Ce n’est ni la moquerie, ni la tristesse que je lis dans vos yeux, mais l’horreur, parfois même le dégoût. Quelqu’un ici veut-il porter mon fardeau ?… Pas d’écho, répondent ceux qui font semblant de ne pas nous voir… comment leur en vouloir ? Après une longue journée de travail, qui a envie d’avoir sous le nez cette grotesque bulle d’hydrocéphalie, ces yeux éteints comme des trous noirs dans la chair, ces oreilles pointus qui n’entendent plus, murées par le silence. Sa peau, un parchemin de brûlures, ses mains, si on peut encore appeler ça des mains, six doigts tordus à droite, pouce index et majeur collés à gauche, rappelant une palmure de canard. Son dos, une courbe désespérée, son cœur battant irrégulièrement, chaque souffle un combat. Manque aussi un pied, mais je ne le vous montrerai pas. Vous en voyez déjà assez. Un coup d’oeil suffit pour deviner ses douleurs. Ce corps innommable ne peut vous laisser indifférent, vous ne pouvez passer devant comme un sans abri dont on veut éviter le regard, gêné d’être mis en demeure de faire l’aumône. Mon petit monstre, lui, ne prête aucune attention à votre fausse indifférence, enfermé dans son crâne d’eau, sa prison de chair difforme. Il titube, agrippé à ma main, comme un noyé à une épave. Désolé mais sa monstruosité n’est pas invisible mais indélébile, c’est pour ça que je le porte devant moi, et que nous attendons ensemble, au feu rouge, je le mets sous un drap que je relève lorsque vous vous arrêtez devant moi, vous poussez parfois un cri, vous regardez effrayé mon petit bout cauchemardesque dans votre ville trop éveillée. Le feu passe au vert. Le monstre gémit, un son étouffé, presque inhumain, au coeur de ce mouvement mécanique, l’existence continue, malgré tout, sans espoir d’être vengée.
Joie de tes horreurs !
Joie de vous retrouver ici. J’attendais une contrainte quotidienne pour revenir et je prends beaucoup de plaisir à reprendre. Au plaisir de vous lire.
Ce corps, ce personnage… ce texte… merci… merci pour tous ces corps différents, indésirables, qui questionnent, intriguent, dérangent…
Merci Annick. Ces visions, plus rares qu’il y a vingt ans, hantent la ville de corps que je me refuse souvent d’aborder, par l’écriture. J’’étais pris d’un sentiment d’obscénité, comme si je prenais une photo voyeuriste. L’espace de l’atelier et Novarina m’ont poussé à y aller sans trop penser, mais toujours mal à l’aise. Merci encore pour la lecture amicale
Non, il faut y aller, en confiance !
Merci pour ce texte, ce petit personnage et sa mère très émouvant. Les bons mots pour dirent leur état intérieur, et cette chute « sans espoir d’être vengée » qui résonne.
Merci pour votre retour. Les compensations aux victimes vietnamiennes de l’agent orange sont quasi inexistantes…
Une certaine résonance (non vietnamienne), merci