#anthologie #05 | le corps d’Esther

Une femme porte son corps devant elle. Une vieille femme porte son corps plus jeune devant elle. Une vieille femme porte le corps d’Esther devant elle. Je veux l’aider mais je dois aussi porter mon corps devant moi. Mon corps plus jeune. Nous sommes deux à porter nos corps devant nous mais la vieille femme ne me voit pas. Elle m’a oublié.

Les deux corps que nous transportons se connaissent, bien évidemment. Mais nous, cette vieille femme et moi-même, nous ne savons rien l’un de l’autre. Nous nous regardons, nous échangeons un sourire et nous nous disons que les traits de l’autre nous rappellent vaguement quelque chose. Nous ne savons pas quoi exactement. « Quelque chose » est la définition la plus précise de ce dont nous nous rappelons. Je ne vous parlerai pas de ce « quelque chose ». 

Vous pourriez imaginer la scène comme un enterrement. Une femme porte son corps devant elle, un homme porte son corps devant lui. Ils suivraient une voiture-corbillard dans l’allée d’un cimetière. Il y aurait des gens vêtus de noir. Il pleuvrait. Enlevez le corbillard et tout le reste, ce n’est pas un enterrement. C’est une journée ensoleillée comme il y en a tant dans le midi. C’est un lieu quelconque, une rue passante, une forêt de pins, une plage de sable blond, le hall d’entrée d’un immeuble. Vous qui habitez le temps, je suis certain que vous savez de quoi il s’agit. 

Si le corps d’Esther est porté par cette vieille femme, c’est parce qu’elle a perdu quelque chose. Esther a perdu quelque chose. Nous ne savons pas quoi exactement. « Quelque chose » est la définition la plus précise de ce qu’elle a perdu. Je ne vous parlerai pas de ce « quelque chose ».

Si le corps d’Esther est porté par cette vieille femme, ce n’est pas parce qu’elle est morte. Esther n’est pas morte. Quelque chose l’empêche de marcher et l’oblige à être portée par cette vieille femme. « Quelque chose » est la définition la plus précise de ce qui l’empêche d’être debout. Je ne vous parlerai pas de ce « quelque chose ».

Ce dont je peux vous parler, en revanche, c’est d’Esther. Mais je vous ai déjà parlé d’elle. Je vous ai déjà raconté tant de choses. Je ne suis pas sûr qu’il soit bien utile que je vous parle encore d’elle. J’aimerais vous parler de la vieille femme mais je ne la connais pas. Vous savez bien pourquoi je ne la connais pas, vous qui habitez le temps. Elle ne me connaît pas non plus. Je crois qu’elle me connaît, mais elle ne peut pas me connaître. Elle ne parvient pas non plus à me reconnaître. On pourrait se connaître à nouveau tous les deux. On pourrait. Mais quelque chose me dit que ce n’est pas utile. Oui, le même « quelque chose ». 

Le corps que je porte devant moi n’est pas un inconnu. Disons plutôt qu’il ne m’est pas totalement inconnu. Il me dit vaguement quelque chose mais je ne vous en parlerai pas. Je pourrais vous parler de l’autre corps, de celui qui porte un corps, mais ce corps-là n’a rien d’intéressant. C’est un vieux corps qui habite le temps. 

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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