#anthologie #05 | Je lui dirai que j’ai essayé

Je mange avec bon appétit mais en silence et en prenant mon temps. Je sais qu’elle me regarde, qu’il me suffira de lever les yeux pour qu’elle commence à parler. Ce que je ne sais pas, c’est comment elle a compris. Avec lui j’ai fait tout comme il faut. Je l’ai observé longtemps, comme les autres ; aussi longtemps qu’il me faut pour connaître quelqu’un, épouser sa démarche, copier ses gestes, sa manière de mâchouiller les mots quand il ne sait pas quoi dire, de soupirer en secret pour mieux supporter sa carcasse. J’étais avec lui dans le jardin quand il hésitait à tailler sa pelouse encore humide et qu’il s’est décidé en entendant les tondeuses du voisinage. J’étais avec lui quand il se laissait appeler par un prénom qui n’était pas le sien sans rien dire et qu’il trouvait ça agréable d’être quelqu’un d’autre pendant un temps. Un petit temps de répit. Pour moi un signal. Celui d’un homme qui porte son corps devant soi, offert. Un homme inquiet et fatigué prêt à passer le relais.

Elle me regarde comme un inconnu. Elle va me dire que je ne suis plus le même. Et comme elle a raison, elle ne s’imagine pas combien elle a raison, je lui dirai la vérité. Je passerai outre les règles que je me suis fixées. Je vais finir mon assiette, la laisser parler et lui dire que je ne suis pas celui qui vivait avec elle. Je lui dirai que j’ai essayé, que ce n’est pas mon habitude mais que quelque chose m’a échappé. Je donnerai tout, même si je n’ai rien, tout pour qu’elle me dise comment elle a compris et pourquoi elle n’en veut pas.

Je prends mon temps pour la dernière bouchée, la fait glisser avec un peu d’eau, me vide d’un peu de mon air, m’essuie doucement la bouche. Je lève les yeux sur elle mais elle regarde ailleurs. Ses lèvres parlent pour elle. Elle me dit qu’elle n’est plus la même, qu’elle ne se reconnaît plus.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, devrait balayer devant ça porte. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.