#anthologie #05 |Corps à corps

Le passeur d’objets perdus : Qu’est-ce qui vous a pris de dire tout haut ce qu’il fallait juste penser tout bas »

Je l’ai senti dans mes boyaux quand j’ai dévoilé ça, tout ça, un grand beau jour de pluie et de ressentiment, à la farce du monde, pas dans un journal de treize heures quarante-cinq mais là, par hasard, au milieu d’une édition limitée d’une anthologie cyclique. Je crois que c’était un jour de passage de Saturne pendant le mois de Junon, en l’an vingt-quatre avant l’apocalypse. L’heure, on s’en moque.

Je l’ai vu de mes yeux vus cette histoire à dérouler toute une vie, pas que toute une misérable vie, toutes les vies de toutes les espèces de bipèdes à sang chaud et mal dans leur peau débarqués ici depuis, va savoir, dix mille milliards de kilomètres de déserts, de glaciers, et de forêts aussi.

Je l’ai entendu de mes oreilles enfin débouchées cette histoire à dormir et pas que debout, de travers, à l’envers et même sur la pointe d’un ongle incarné, cette histoire de mètre ruban, parlant, la belle affaire, pleurnichard, à faire pâlir les pleureuses égyptiennes, très barbant, finalement, très omniprésent, et ça commençait à devenir agaçant, très casanier et collant de surcroit.

Je l’ai touché et retouché ce mètre ruban qui s’était invité, comme ça en passant, par accident de déménagement, sur une drôle de planche en bois à trois pieds qui tenait debout par l’opération d’un saint oublié qui ne savait pas quoi faire à ce moment-là, cet objet très ordinaire qu’on appelle autrement une table, que les besogneux nomment bureau, et dont j’avais hérité de je ne sais qui avait capoté, comme ça fini, terminé, lessivé, sur le palier d’à côté.

Alors j’ai déroulé, déroulé, tout déroulé, j’ai tiré de toutes mes dernières forces – cette histoire m’avait considérablement épuisé, et pas que nerveusement, pas que physiquement mais, spirituellement, absolument, un spiritus plus trop sanctus – le ruban jaune strié de traits noirs, jusqu’à voir apparaitre le chiffre cinq. Voilà on y est, toi et moi, cinq mètres, enfin. Je l’ai cassé, arraché du boitier. Je l’ai pris dans mes mains, et la table aussi et j’ai tout envoyé en l’air, allez, valsez maintenant, et c’est l’extraordinaire de la chose qui s’est passé, du jamais vu, en tout cas pas par moi pendant ces deux fois trente années que j’étais parait-il né. Tout lentement, lentement, lentement, tout est retombé sur le sol en poussière. Une belle poussière, propre sur elle. Je me suis allongé sur cet amas tiède et douillet et le reste s’est joué à un millième de seconde près, comme pour tout, comme toujours. J’ai entr’ouvert mes paupières, et vu de mes yeux vus, mon corps, tout mon corps, collé là-haut au plafond, celui que j’avais quand j’ai déserté ce monde de fous furieux.

On me voulait beau et maigre, j’étais devenu laid et gros, on me voulait honnête et franc, j’avais triché et menti partout et tout le temps, on me voulait pauvre et malheureux par ancestrale loyauté, j’étais plein aux as, pour le malheur je n’y pensais pas, c’était mieux comme ça. J’ai tout englouti, le foie gras et les bouteilles de whisky, j’ai tout dépensé, on s’est bien servi de moi, sur moi.

Je sais très bien quand je suis parti, quand j’ai vu que j’arrivais au bout du bout des cinq mètres du ruban, qu’on ne pouvait plus rien enrouler pour faire dérouler de nouveau. Alors j’ai achevé la bête, la bête à bon dieu, pleine de tâches, noires, indélébiles, qui avait joué avec les diablesses, jusqu’à l’ivresse, avec les anges déchus, les anges déçus, les anges perdus, les vagabonds du désespoir, les chiens sans laisse, tous les maudits, les faux semblants.

J’ai convoqué pour un dernier banquet mon cholestérol et ma glycémie, mes graisses adipeuses, mon cancer prostatique, ma goutte, ma cirrhose, mes lèvres gercées de n’avoir jamais pu parler, mes poumons embourbés de n’avoir jamais pu souffler. Sur les braises de mes souffrances. Et je me suis vu, lentement, très lentement, me décomposer comme le ruban et la table et rejoindre la poussière de mon existence avant, avant, avant.

J’ai haï mon père toute ma vie.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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