1. C’est la radio qui réveille l’enfant, ou peut-être l’odeur brusque de l’essence. La veille au soir le père l’a couchée dans le lit déplié derrière le siège conducteur, le matelas remplit tout l’habitacle. Le camping-car a démarré dans la nuit, elle n’a rien vu elle vivait dans ses rêves, dans les plis de la liberté promise. Voilà on y est, elle a levé la tête, elle voit la route qui file droit devant et le dos large à portée de sa frimousse. Elle a le cœur qui bat, habiter sa maison sur roues, sa maison des vacances, c’est ce qu’elle préfère.
2. Vingt ans plus tard, l’excitation intacte dans l’aube : par la vitre striée de sale du train, elle aperçoit la Volga aux abords de Kazan. De nouveau elle s’installe dans le mouvement, le roulis. Il n’y a pas de radio mais une langue qui la déshabite d’elle-même. Tout à l’heure elle cheminera avec Cendrars, La Chaux-de-Fonds, le transsibérien – trajectoire jumelle.
3. Sur l’écran la radiologue a montré une nappe très noire, précise comme un gouffre, là où aurait dû se trouver un point flou de blancheur. Depuis que les mots vésicule vitelline avaient fait irruption dans mon vocabulaire, je me disais qu’on pouvait m’habiter. J’étais habitable. Je posais mes mains sur mon ventre pour cartographier ce minuscule pays en devenir. En pensée j’y plantais des coquelicots, des fraisiers, j’installais une balançoire. Mais le doigt du médecin signalait des coordonnées muettes, un curieux terrain vide. Pendant plusieurs jours, j’ai préféré penser que tu avais simplement fait ta première fugue. Puis j’ai compris que c’était une désertion. J’étais déserte.
4. Cet émerveillement, les premiers jours dans le nouvel appartement tandis que le contenu des cartons trouve petit à petit sa place : le va-et-vient de deux pies dans l’érable qui déploie ses branches juste devant la fenêtre du bureau. Brindilles, volée d’ailes en noir, en bleu, en blanc, le nid patiemment construit. Vous avez eu tous les deux le cœur serré lorsque les corneilles ont chassé le petit couple. L’érable était un territoire auquel vous ne compreniez rien. Habiter en oiseau, ça peut être féroce. Maintenant, c’est comme un creux d’absence qui se cache au sommet de l’arbre. Il fixe vos pièces bien remplies.
5. Ta perplexité d’enfant lorsqu’on t’a expliqué les sans-abris. C’était l’époque où tu jouais à grands gestes avec les escargots, tu les transportais dans un seau depuis le champ jusqu’au jardin. Soudain, tu as considéré les limaces autrement. Tu as eu peur pour elles.
6. Qui est le sujet de ces fragments domestiques ? Hésiter entre la première et la deuxième personne ; vaciller entre le lieu habité de la langue – et son adresse.
7. Dans un entretien, Marina Abramovic a recours à cette formule lorsqu’elle explique la sensation de transe qu’elle parvient à installer dans ses performances : « pour tenir, il faut entrer dans la douleur, l’habiter ». Je cite de mémoire, le verbe m’avait frappée parce que je me souvenais d’une professeure de ballet nous disant ça, au moment de monter sur nos premières pointes, petits rats balbutiant des orteils. « Si vous avez mal, imaginez que vous habitez la douleur au bout de vos pieds ». Je ne connaissais pas encore Le gros orteil de Georges Bataille, mais je me suis demandée si cette douleur à habiter était liée quelque part à cette station à la verticale, une verticale encore plus raide, plus à pic qu’un homme debout ou qu’un chamois accroché dans une falaise. Une hyper-verticale sur souliers de satin rose. Dévaler dans le temps vers la préhistoire : lorsque nos ancêtres se sont dressés pour la première fois sur leurs jambes, quittant le sol de leurs mains, déroulant leur squelette vers le ciel, ont-ils habité le monde différemment de le voir soudain de haut ? Ils ont peut-être eu mal de l’horizon repoussé loin devant eux, à mille milles de toute terre habitée.
8. Depuis le dernier déménagement, tu es restée abonnée aux sites immobiliers qui préviennent des offres de location. Tu ignores pourquoi. C’est peut-être une sortie de secours. D’ailleurs là, à l’instant, en écrivant le fragment sept, tu reçois une notification du site homegate.ch. Il y a « un nouvel objet correspondant à tes critères de recherche », c’est un 4 pièces de 89m2, Route Mont-Repos. Tu cliques sur les photos – pour voir.
9. Le slogan allemand d’IKEA, en 2004, « Wohnst du noch oder lebst du schon? », formidable succès pour cette question commerciale qui traverse les années et les grands entrepôts bleus et jaunes : « tu habites encore ou tu vis déjà ? ». Quelques interrogations existentielles, c’est vrai, devant les notices de montage et les Billy successives.
10. La couverture du livre de Natalia Ginzburg est rouge brique comme un toit. « La maison » ouvre ce recueil chez Ypsilon éditeur dans la traduction de Muriel Morelli. J’imagine que le titre original doit être « La casa » ; il est paru initialement en 1965 dans Il Giorno. Ginzburg raconte comment elle et son mari vendent leur logement à Turin et se mettent à la recherche d’une maison à Rome, où ils viennent de déménager. Les recherches sont laborieuses, tous les deux veulent retrouver quelque chose de leurs maisons d’enfance respectives : « Et comme nos enfances ne se ressemblaient pas le désaccord entre nous était irrémédiable », écrit-elle. Puis plus loin, alors qu’elle hésite à poursuivre, elle décrit ainsi le lieu qu’elle envisage de quitter :
Moi, dans cette maison, j’avais creusé ma tanière. Une tanière où, quand j’étais triste, je me terrais comme un chien malade, buvant mes larmes, léchant mes plaies. Je m’y sentais comme dans une vieille chaussette. Pourquoi changer ? Toute autre maison me serait ennemie et j’y vivrais avec dégoût. Je voyais défiler sous mes yeux, comme dans un cauchemar, toutes les maisons que nous avions visitées et que pendant quelques temps nous avions songé à acheter. Toutes m’inspiraient un sentiment de répulsion. Nous avions songé à les acheter, mais au moment même où nous avons décidé d’y renoncer, nous avons ressenti un profond soulagement, une sensation de légèreté, comme qui aurait échappé, par miracle, à un danger mortel.
.. les chaussons de satin, ces » pointes », déforment épouvantablement et irrémédiablement les pieds…écrire sur la souffrance qu’on inflige et celle qu’on s’inflige. Merci beaucoup pour ces fragments, bousculant.
Oui… la danse classique, c’est aussi l’apprentissage de la haine de son propre corps, l’habiter pour le réduire. J’espère que ça a changé, un peu – parce que ça peut aussi être un envol.
Cette proposition m’a bousculée beaucoup, alors ça se traduit sans doute un peu… Merci d’être venue y poser le regard.