#anthologie #04 | habiter

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Hansel et Gretel provoque encore chez moi une terreur insupportable, poisseuse. La maison comme un piège. 

4
Réveillon de Noël. Il faudrait être, parait-il, ce soir là plus qu’un autre, à l’abri, dans la chaleur d’un chez soi (La petite fille aux Allumettes).

6
Atelier, étymologie : rassembler un tas de bois pour en faire quelque chose. L’atelier, c’est le faire. Faire est un lieu, un habitat, un chez moi. L’utopie du rassemblement est ce lieu où j’habite. Je me suis entendue dire il y a peu qu’une cellule dans une prison ne me ferait pas peur, tant que j’aurais de quoi écrire et dessiner. Manie des déclarations radicales, comme toujours pas tout à fait justes. 

7
L’écriture comme un atelier qu’on transporte partout.

12
J’ai vu des maisons inachevées au Mexique. Ontologiquement inachevées. Marbre et parpaing. Air conditionné et dindons sauvages. Douche clinquante avec chaussette en guise de pommeau. Luxe et bidouille.

14
J’étais fascinée par les souricières, les terriers, les galeries. Ils ouvraient un imaginaire de confort miniature, de chaleur, de sécurité. Je trouvais les 3 petits cochons idiots, avec leur obstination à construire. Une grotte étroite avec une porte solide auraient fait l’affaire. 

15
J’ai vécu un temps à la campagne dans une grande maison bordée de sentiers, d’oliviers, d’odeurs apaisantes. Je n’ai pas su m’y sentir chez moi; le lieu n’était pas ajusté, comme un vêtement trop grand. Trop d’espace m’effraie. Trop de silence aussi. Il m’est difficile de saisir le désir de se construire une immense maison au milieu d’un terrain vide.

16
Désolidariser habiter et territoire est une tâche philosophique en cours, passionnante. Extrême difficulté personnelle, honteuse, à éteindre la terreur de l’envahissement. La menace des punaises de lit, des cafards déclenche chez moi l’effroi d’être dépossédée, colonisée, l’horreur de ne plus être chez soi, de ne pas savoir où sont les intrus. Je commence à accepter la présence permanente des pigeons et de leurs pratiques décoratives sur mon balcon, mais une vie ne suffira pas. 

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Habiter en fantôme. La mort me fera revenante dans la maison de l’enfance où déjà je voyage en rêve. 

22
Mes parents s’inquiétaient. Petite fille, je dessinais obstinément des coupes latérales d’immeubles : vies parallèles, foyers parallèles séparés par des lignes, familles dans des cases évoluant autour de sapins décorés (Noël). 

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Souvent je me demande quels objets je prendrais s’il fallait partir précipitamment de chez moi à cause du feu. 

28
À 18 ans, j’ai habité quelques années dans une chambre de bonne à Paris, rue Traversière — premier foyer à moi. Tous mes intérieurs ont été ensuite des variations de celui-là. 

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J’ai grandi dans deux cités. L’habitat-référence est un appartement, en hauteur, dans un immeuble  — ici, je ne suis pas la seule à « arracher à l’espace le lieu » (Perec) qui est le mien, pas la seule responsable de l’appropriation d’un périmètre. 

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La maison inconnue du rêve est un refuge. Ma grand-mère, dans son lit d’Ehpad, parle de ses refuges d’enfance comme si elle les avait quittés hier. La maison où elle a vécu quarante ans n’est pas son refuge, elle l’a oubliée. C’est le mien. De génération en génération, nous semblons bâtir des refuges pour les suivants.  

39
Dans ce monde, chaque pathologie aurait sa maison, et chaque maison aurait un nom d’arbre : la maison des acacias accueille les malades d’Alzheimer.

43
Dès que j’arrivais dans la maison, premier jour des vacances, première heure, j’explorais les quatre greniers. C’était toujours la première fois — émerveillement intact, les greniers redevenaient terres étrangères entre chaque séjour. Ils étaient habités — jouets, meubles, caisses remplies de promesses. Aujourd’hui, les objets jadis silencieux se mettent à m’appeler. 

44
Mon père ne pourrait pas vivre sans murs. Même s’il habitait un palace, il y aménagerait un réduit qu’il appellerait son atelier, où il disparaitrait régulièrement. Il serait minuscule, sans fenêtre, rempli d’étagères jusqu’au plafond, garni des objets qui lui sont indispensables, mémoires familiales, photos, dessins, outils, valises, choses. Les choses y sont nombreuses et parfaitement rangées, laissant très peu d’espace pour son corps; les choses sont presque collées à son corps, les choses sont une autre peau.   

49
Je ne rêve pas d’une maison idéale.

66
J’ai visité le mas où elle a grandi, à deux pas de la frontière, appelé Caladroy. Je les ai filmés, elle, sa soeur, la minuscule maison collée à l’ancienne école. Elle raconte son père, sa mère, les vignes, le cèdre, les abricotiers, la châtelaine, les réfugiés. Quand elle mourra, c’est là que j’irai toquer, pour la revoir. Si elle n’y est pas déjà. 

68
J’ai habité cette chambre durant 10 ans, cité Saint-Blaise, Paris 20. Adolescente, je la trimbalais partout. Elle me protégeait. Je ferme les yeux, j’y suis. Parfois je me réveille avec la certitude d’être dans ce lit.  

72
J’ai toujours cohabité avec la plante pointue, un Yucca que j’ai encore. Dans la cité de la petite enfance, à Arnouville-les-Gonesses, il était posé près de ma fenêtre. Nous regardions les barres d’immeubles et le stade, à l’heure de la sieste.  

75
La maison de l’avenir ne peut pas être faite de béton, de cris, d’ascenseurs en panne, d’humains empilés, de solitudes bien rangées, de PVC. Et pourtant. 

80
La maison de l’avenir voit la mer.

82
Les lieux, selon les Apaches, ne cessent de poursuivre les humains. 

90
Elle a quitté sa maison un jour de janvier, après une chute, sans savoir qu’elle n’y reviendrait pas. Depuis quelques temps, je prends des objets pour les ramener chez moi. J’ai ce « sentiment de profanation et de pillage », en même temps que celui d’un sauvetage; ils jouent dans mes spectacles. J’ai revisité les quatre greniers, trouvé sa robe de mariée, en boule dans un carton ; des lettres partout, jusque dans les boites à chaussure, jusque dans les vieux sacs à mains — lettres de son fils, de sa mère, de son frère. Des recettes aussi, notées sur des coins de journaux, sur des tickets de caisse. Des Polaroïds mal cadrés dans les poches des manteaux. Des bijoux en toc disséminés dans des petits sacs au milieu des milliards de mouchoirs, des centaines de pelotes de laine. En jouant avec eux, je propose aux objets une autre langue. 

94
Dans ma famille, il est d’usage d’avoir un toit sur la tête. Comme un accent circonflexe. 

105
Dès que j’ai su écrire, j’ai fabriqué un long dictionnaire des mots du bébé. J’ai inventé une maison pour tous les mots qui m’encombraient, ou dont je voulais garder la trace, ou peut-être que simplement je voulais démontrer quelque chose aux adultes. Je n’ai aucun souvenir de mes intentions, mais je me souviens du plaisir d’inventer, de consigner, d’ordonner. Je me revois l’écrire, dans les moments d’ennui, loin de chez moi. (Mon père garde précieusement ce texte dans son atelier, avec les centaines de coupes latérales d’immeubles.) 

112
La linea invisible. La linea, c’est ainsi que certains appellent la frontière au Mexique. Dans ce film, je voulais parler des chemins, des relations entre les frontières réelles et les frontières intérieures. La frontière habite les gens que j’ai rencontrés, elle les définit. Je tourne autour de ce sujet depuis si longtemps. Je suis issue de gens de la frontière, des deux côtés de l’arbre, des deux extrémités des Pyrénées. Les frontières m’obstinent, me poursuivent. « Le colonialisme ne consiste pas tant à imposer une linéarité à un monde non linéaire qu’à imposer sa ligne au détriment d’un autre type de ligne » (Tim Ingold, Une brève histoire des lignes) Les gens que j’ai filmés résistent aux lignes imposées en prenant des risques inouïs. 

115
On peut retourner les lieux comme un gant, faire parler leurs épaisseurs, faire parler les détails, porter l’attention sur l’invisible; les égouts, les mémoires, les poubelles, les microparticules, les fonges. Les lieux ne sont pas des points fixes dans l’espace.

124
« La plupart des chambres d’hôpital et de clinique se ressemblent, et paraissent résister à toute appropriation. » Le mois dernier, j’ai accroché dans sa chambre les coquelicots qui étaient dans son salon, pour qu’elle se sente chez elle.

129
Je ne ferai pas le récit de notre amour par la traversée de ses chambres; du salon de mes parents à ta chambre sur la Garonne, où je plongeais en rêve, puis toutes les chambres iraniennes, de Chiraz à Tabriz, miteuses, soviétiques, blafardes, émerveillées. 

138
Je n’ai jamais habité un bureau avec employeur plus d’un mois. 

140
Le hamac est l’un des premiers objets, dit-on, que Christophe Colomb a rapporté des Bahamas. Dans certaines communautés d’Amérique centrale, le hamac est sacré, intime, tissé rituellement dans le destin de son propriétaire. Il est son habitation. D’ailleurs chambre, en espagnol, se dit habitación. Comment dit-on chambre en guarani?

141
Airbnb, « Airbed and breakfast » — « matelas gonflable et petit déjeuner » en français — est une multinationale américaine fondée en 2008 par Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczy. Le groupe est coté à la bourse de New York. Son siège est à San Francisco, en Californie. Wikipedia.

144
Deshabiter : vider l’habitat de ses objets, et de soi, autant que possible.

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

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