#anthologie #04 | neuf fois habiter

1 – Aimer être chez soi, seule. Prendre son temps, s’habiller de vieilles fringues, le silence, le bruit des voisins qui habite ce silence, écrire, lire, étudier avec ciel gris-blanc de préférence, traîner pieds nus, allumer trois bougies, mettre une musique en boucle dans les oreilles, l’odeur de la soupe aux poireaux, regarder grandir une orchidée, changer les draps, désencombrer. Parfois, ne plus vouloir sortir.

2 – Regarder par la baie vitrée du salon. Une cycliste passe, un nuage s’éloigne à l’ouest, perpendiculaire.

3 – Après des années à dormir dans la même chambre, on réclamait d’en avoir une chacune pour soi. La nouvelle maison familiale répondait à ce critère, en plus d’avoir un érable, abattu quinze ans plus tard parce qu’il débordait dans le jardin des voisins. Quelques semaines après le déménagement, par manque ou par habitude, on déplaçait un des deux lits dans l’autre chambre. Et tout ce qu’on y partageait : Fun Radio certains soirs – cette émission où les animateurs téléphonaient à des inconnus et jouaient avec leurs nerfs, c’était bête, on en riait, on s’endormait dessus –, la colle blanche liquide sur nos mains – on attendait que ça sèche, on la décollait, ça chatouillait –, les poux partout dans nos lits, nos cheveux et privées d’école, une nuit d’orage à jouer à se faire peur – bruits de fantôme et grimaces –, nos disputes, nos réconciliations, et de savoir qu’on pourrait toujours compter l’une sur l’autre. Aujourd’hui, chacune a sa chambre, son appartement. Vie d’adulte. Que reste-il des liens tissés ?

4 – Habiter des auberges de jeunesse. Dispute nocturne, la lumière à deux heures du matin, ça plaît pas à tout le monde. Ramener une dame jusqu’à son lit – noctambule. Partager un cornet de frites mayonnaise, une promenade le long de la plage du Prado, un tube de Colgate, une opinion politique, une chanson d’ailleurs. Se retrouver seule avec un homme, chambre mixte ?, le réveiller le lendemain matin pour le petit-déjeuner.

5 – Regarder par la baie vitrée du salon. Vent fort, un folder d’Intermarché fait du porte-à-porte, qui veut profiter des promotions 1 + 1 gratuit ?

6 – La fenêtre de la chambre qu’habiterait le personnage de la cinquième proposition d’écriture : une fenêtre avec vue sur la cour d’une école pour voir les gamins se partager une tartine à la confiture, sécher les larmes d’un copain de bisous qui tomberaient sur un bout d’oreille ou un sourcil, enfiler les lunettes à gros verres d’un copain et se la jouer star de la mode. Ou sur une rue commerçante, pour les lumières du soir l’hiver, les pavés qui brillent sous la pluie, voir à l’intérieur des magasins ouverts pour distraire la solitude. Imaginer un de ces gadgets qu’en ouvrant une boîte une marionnette en plastique sur ressort, avec une large bouche et des lèvres d’un rouge vif, en sortirait avec un rire à faire peur. L’été, ce serait les odeurs qui s’échapperaient d’une boucherie ou d’une parfumerie. Une fenêtre qu’on ouvrirait en la glissant vers le haut, ça calerait parfois. Sur le rebord, à l’extérieur, une jardinière avec des géraniums et des fleurs des champs. À l’intérieur, tissu imprimé zèbre et cassettes de chants grégoriens. Et tout autour de la fenêtre, une guirlande lumineuse.

7 – Regarder par la baie vitrée du salon. Maison inhabitée, deux roses trémières le long du mur, frapperont-elles un jour à la porte ?

8 – Habiter le détail, le chercher, y travailler. Un bouton de chemisier, vert émeraude, carré aux bords arrondis, plat, sur une table, pris à moitié dans l’ombre à moitié par un rayon de soleil qui le traverse. La table, basse, bordeaux laqué, posée sur un pied central déstabilisé par les plis de la moquette. Un des quatre coins pris dans un courant d’air. On voit voler la poussière au rythme des bourrasques de vent qui entrent dans la pièce. Moquette, gris argenté, recouvrant tout l’espace et laissant apparaître, cachée derrière un fauteuil, une latte de bois tâchée par l’humidité. Au-dessus de la table, un lustre en fer forgé blanc fait de huit ampoules ovales pointant vers le plafond, dégageant une lumière jaune et dessinant une fresque abstraite sur le plafond à la tombée du jour. Et même qu’enfant c’était comme regarder le ciel les soirs d’été, sans le mouvement des nuages.

9 – Regarder par la baie vitrée du salon. Volée d’oiseaux, que captent-ils de nos souvenirs ?, qu’en font-ils dans leur migration ?

A propos de Annick Brabant

Revenir à l'écriture, nouveau chapitre, tenir, le vouloir si fort, tiendra !

13 commentaires à propos de “#anthologie #04 | neuf fois habiter”

  1. Que de pistes, Annick, dans cet ensemble de fragments,
    La ponctuation par les yeux levés vers la baie vitrée est une belle trouvaille ! Je comprends qu’il vous faille tout le temps des heures creuses de la nuit pour écrire.
    Belle suite,
    C

  2. Très riche ! Plus vous desserrez le frein à main, plus la machine fait son chemin. Bon début d’atelier à vous !

    • Ravie de vous retrouver ici Anh.
      Et merci pour votre lecture, pour vos mots qui résonnent.
      Je passe vous lire ce soir ou demain avec grande joie.

  3. Merci Annick pour ce texte rythmé par la porte vitrée du salon et qui ouvre sur tant d’images !

  4. Quels beaux textes, Annick ! On a l’impression de, à travers eux, toucher à la vie. Toujours aussi éblouie par ton écriture. Merci !

  5. Quelle richesse ! j’ai beaucoup aimé ce texte, tout m’a parlé et coups de cœur particuliers pour la mise en abyme de la 6 « La fenêtre de la chambre qu’habiterait le personnage de la cinquième proposition d’écriture » de la 8 « habiter le détail », la maison inhabitée aux roses trémières de la 7 et les oiseaux de la 9. Vraiment très beau.

    • Merci Muriel pour la lecture.
      Merci aussi de mettre en valeur ce texte, ça me va droit au coeur.
      Je reviens vite vous lire.
      Belle soirée.