Habiter, moins bien loti que l’âne, une chambre où passe la pluie. Travailler dur pour l’amour, pour l’espoir, pour la vie, fabriquer avec ses mains, avec son travail et ses mains, une maison de briques crues. La beauté du matériau, l’esthétique d’une architecture minimaliste et douce, l’attention aux hirondelles, dépassent les engins de démolition et les chantiers de béton. Elles sont aussi plus fragiles.
Le retour des hirondelles, film de Li Ruijun, 2022
Apprendre que l’immeuble va être démoli. Ne pas pouvoir rester. En partant, emporter les huisseries, par économie et parce qu’en les regardant, là où on relogera, peut-être qu’on se sentira encore un peu chez soi. Voir se vider l’immeuble. Finir par accepter les solutions proposés. Avoir bientôt un nouveau toit. Ne pas revenir le jour de la démolition. « Ce n’est pas beau de regarder quelque chose qu’on casse ». Le White Building, Phnom Penh, 1963-2017.
Last night I saw you smiling,film documentaire de Kavich Neang, 2019
En couverture est reproduit un tableau d’Emmanuel De Witte, Intérieur avec femme à l’épinette (détail). Avant même d’ouvrir le livre, je sens que le sujet sera la femme au clavier, de dos au premier plan, et pas la servante qui balaie, tablier et coiffe blanche, de face mais tellement loin que son visage est indistinct : une « domestique » plus qu’une femme. Je l’aurais aimée pour sujet, au lieu de la bourgeoise, avec le baquet et le balais brosse qui attendent dans la pièce précédente, à côté d’un objet peut-être également destiné au ménage, mais dont je n’arrive pas à déterminer la nature, porte-torchons à roulettes, pompe d’intérieur, bougeoir haut sur pattes ? Ou montant d’un meuble dont on ne voit rien d’autre ? Le cadre doré du miroir, au-dessus de l’instrument de musique, la lourdeur de ses moulures, attire aussi mon attention. Dans tout le livre, la servante est mentionnée une fois, peut-être deux.
Je ne verrai probablement pas l’original du tableau, bien plus ample que ce détail. Y figure le lit tendu de rideaux rouges, presque toute la chambre, des affaires d’homme sur un fauteuil, dont l’épée bien en vue, et sous la fenêtre, une carafe d’étain près d’une étole blanchâtre négligemment posée sur la table. Il est au Québec, au Musée des Beaux-Arts de Montréal.
Gaëlle Josse, Les Heures silencieuses, 2011
Elle avait visité le château de Sissinghurst – elle partait d’ordinaire en vacances avec ceux avec qui elle vivait. Elle avait monté les marches de la tour de brique et vu le bureau de Vita Sackville-West depuis l’ouverture de la porte. Un cordon de velours rouge empêchait d’y pénétrer. Elle n’aurait pas voulu y pénétrer, c’était un rêve, c’était plein de désirs, c’était un grand secret. La vie à Sissinghurst, en jardinant le jour, en écrivant la nuit, un bureau – grand, en bois, avec des couvertures en cuir, des plumes et un lutrin, des bibliothèques et un divan où laisser reposer les textes en gestation – à quelle table écrivait la nurse qui s’occupait de son fils pendant toutes ces heures ? Le fils – sur un des panneaux écrits pour les visiteurs du lieu – racontait qu’il n’avait pas le droit de pénétrer dans le bureau de sa mère – dans le jardin, oui et le jardin était si beau sous la pluie. Elle se souvenait que pour bien observer les objets sur le bureau, les absorber dans sa mémoire, elle s’était penchée beaucoup vers la gauche au-dessus du cordon.
Là où habitait Vita Sackville West, texte extrait d’une publication de l’année dernière sur cette plateforme (#été23 du roman #01)
Je suis montée sur un escabeau, et de haut en bas dans ma bibliothèque, j’ai regardé les tranches des livres, j’en ai sorti quelques uns, à la recherche de mes chambres, mes autres chambres dans les livres. Je les ai un peu feuilleté. L’exercice prendra plus de temps : trouver les passages précis de ce qui vibre en moi de souvenirs de chambres, de pièces, de cellules, d’atelier, et qui m’a fait choisir au « feeling » ces livres-là : Tristano muore, de Tabucchi, Le Cavalier suédois de Perutz, Aurélien d’Aragon, Nothing is black de Madden, Yellow Flowers in the Antipodean Room de Frame, Le Comte de Monte-Cristo de Duma, Jane Eyre de Brontë, Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Le Lion de Kessel, Nous l’aimons tant, Glenda, de Cortázar, Ilona vient avec la pluie de Mutis, L’Isola di Arturo de Morante, Le songe de Scipion de Pears, Vers le Phare de Woolf.
J’en ai laissé quelques uns sur les étagères, parce que trop évidents (Perec), trop monumentaux (Proust, Simon) ou parce qu’ils risquent d’irriter l’humeur où je me trouve, de me blesser, par leur contenu ou le souvenir des circonstances, dans la chambre où je l’ai lu (Sagan, Bakhita de Véronique Olmi, Corinne de Mme de Staël).
Je prends cet exercice d’atelier comme une invitation (merci François Bon), à redécouvrir ma bibliothèque à travers le point de vue de l’espace intérieur, de l’espace intime, de la protection ou au contraire de l’enfermement. Les lieux sont ce qui ancre, je crois, mes goûts de lectrice, et, je crois, aussi mon écriture.
L’existence de chambres de torture : ne pas me laisser habiter par cette idée.
« Où était ton refuge dans cette forêt, ce coin élu que chaque gamin possède, je ne le savais pas. un jour, sur le bord de sable chaud à l’odeur de fourmis d’un chemin forestier, tu me montras comment chasse le foumi-lion, étrange créature invisible qui s’enterre au fond d’un petit entonnoir de salbe. je vis une grosse fourmi rouge tranportant dans es mandibules une brindille de pin trouvée par hasard au bord de ce trou apparemment inoffensif. Soudain, le fond, tel un minuscule volcan, se mit à trembler puis à cracher : un jet de grains de sable l’atteignit, l’entraînant vers le bas. Elle tenta bien de fuir, mais il n’en était plus question : les grans de sable la bombardaient san relâche, la reppoussant vers le centre de l’entonnoir d’où, soudain à la vitesse de l’éclair, jaillit une énorme créature couleur sable qui la saisit dans ses mâchoire et s’enfonça sous terre avec elle. »
Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés, Verdier 2008, traduction Hélène Châtelain
Une bombe suffit. Rien ne reste. Décombres. Je n’ai pas de photo de ma grande-mère enfant.
Parmi les choses que je n’ai pas faites dans ma vie : habiter sous un volcan.
« Nous habitions la plus belle des tentes, plus belle encore et plus spacieuse que celle du Chef. Plus de vigt bras de large. Elle était faite de laine noire, entièrement, et ses pans étaient d’une excellente étoffe. Toutes les femmes du campement s’étaient rassemblées pendant près d’un mois pour la coudre, les plus habiles artisanes des campements alentour avaient été appelées pour la décorer ; de fantastiques arabesques la couvraient, les coussins étaient nombreux et colorés, les nattes étaient couvertes de peaux de bêtes toujours touffues et soyeuses, et les ustensiles sortaient des mains des meilleurs forgerons. » Beyrouk, Le tambour des larmes, Elyzad, 2015
Habiter dans du tissu. Comment mon amie mauritanienne et ses filles avaient essayé de m’apprendre à me draper dans l’habit fait d’un seul tenant, un très grand coupon de coton très fin, enroulé plusieurs fois autour de soi, de la tête au pied, léger, contre les regards et le sable et le vent ; et comment la Nigérienne de notre groupe, toute Sahélienne qu’elle soit, était aussi embarrassée que moi dans cet inhabituel habit, avant d’en découvrir la légèreté et le confort. Je ne sais aujourd’hui où habitent aujourd’hui ces grandes militantes des droits de l’homme. J’apprends régulièrement par Le Monde ou Afrique XXI l’arrestation des opposants au Mali, au Niger, au Burkina. En Mauritanie, une élection approche.
Merci, Laure, pour ces extraits qui donnent envie de connaître leurs auteurs. Et j’inscris votre blog… sur mes tablettes 😉
Merci Marlen pour votre curiosité.
Merci pour la richesse de texte et ses références notées.
et cette première phrase ….
« Habiter, moins bien loti que l’âne, une chambre où passe la pluie. »
C’est l’un des plus beaux films que j’ai vus ces dernières années. Merci pour votre lecture et votre commentaire.