#anthologie #03 | une pierre

Une pierre dans le sac. Porter un sac de pierre. D’une seule pierre. Pierre aveugle, pierre muette, pierre sans nom, pierre sans fonction. Objet naturel cette pierre. Incongrue dans ce sac. Qu’elle alourdit. Pour rien. Ne sert à rien cette pierre. N’a pas de nom cette pierre. N’a pas été pensée cette pierre. N’a pas été voulue. Que vient-elle faire parmi ces clefs, ces papiers d’identité, ces pièces de monnaie, ces crayons et stylos, et tant d’objets utiles? Mais pourquoi la trimbaler cette pierre? Pourquoi même l’avoir ramenée? Où, on l’a oublié. Pourquoi, également. Mais la conserver? La porter? La laisser alourdir un sac déjà trop lourd? La conserver même quand on vide son sac, quand on se décide à l’alléger? Quand on ne garde que l’essentiel? Depuis combien d’années, la porte-t-on cette pierre inutile? Présence absurde. Forme qui ne relève que des aléas. Du temps, du vent, de l’eau. Elle contient tout cela cette pierre enfermée dans un sac, dans l’obscurité du sac, bringuebalée entre clefs et stylos, pièces de monnaie et câble de téléphone. Pierre plate. Pas parfaitement plate. Pierre circulaire. Pas totalement circulaire. Pierre piquetée, pierre ondulée, pierre creusée. Personne pour l’avoir voulue, personne pour l’avoir pensée, personne pour l’avoir imaginée. Une circularité inachevée. Nul projet ne la précède. Nul projet pour la ramasser. Elle était là. Sur le passage. À portée de mains. On la saisit, on s’en saisit. Elle scintille. Du mica? On ne saurait dire. On ne la prend pas pour sa joliesse, pas plus que pour la monter en sautoir ou la transformer en presse-papier. Juste une pierre. Trouvée là. On était là. Elle était là. La pierre. Elle y serait restée tant que le vent, tant que le temps, tant que l’eau ne l’auraient pas poussée. Maintenant elle voyage, elle bringuebale, dans un sac. Elle se fait oublier. Elle sort rarement du sac. Jamais. Une pierre. Ce qui a poussé la main vers la pierre, ce qui fait qu’on trimballe une pierre, chaque jour dans un sac déjà lourd, on ne le sait pas. On le pressent. Une pierre qui mène à une autre pierre, à une pierre blanche, à une musique, à un souvenir d’enfance. Savoir qu’on ne la porte pas pour rien, qu’on ne s’alourdit pas idiotement, mais qu’on est au plus près, au plus juste. Il ne faut jamais perdre sa pierre. Il faut la tenir. Comme on tiendrait le monde. Le monde, elle le contient. 

A propos de Betty Gomez

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