Ma brosse à dents. C’est un objet produit en série, j’aurais pu acheter celle qui pendait à côté, identique en tous points sauf peut-être rose, ou bleue, interchangeable elle était, quand chez moi elle ne l’est plus. Il en faut de l’amour pour supporter chaque jour une autre brosse à dents à côté de la sienne.
Ma brosse à dents, ce n’est pas comme une fourchette, dont j’ai six ou douze exemplaires que je ne sais distinguer entre eux.
Ma brosse à dents, ce n’est pas comme un porte-cigarette. Je n’ai jamais eu de porte-cigarette. J’ai rêvé d’avoir un porte cigarette, signe d’élégance, effilé comme une robe fourreau, épaules nues, et des gants remontant plus haut que les coudes, non vraiment ce n’est pas.
Loin du rêve, ma brosse à dents remplit sa fonction d’hygiène élémentaire. Son manche tient dans la main, y flotte un peu, ses poils rigides reçoivent une traînée de dentifrice, c’est le seul objet qui fouille ma bouche jusque dans les recoins. C’est dégoûtant une brosse à dents, ça frotte l’ivoire et heurte la gencive, ça insiste deux minutes (au dentiste on dira trois ; qui met un minuteur pour ses molaires, canines et incisives ?) et tout au fond, quand elle touche aussi la langue et le palais, la brosse à dents, qu’est-ce que ça fait ?
Recracher. La mousse sale dans le lavabo. D’habitude je n’écris pas ça, la salive du quotidien. Je n’aime pas ça, je n’aime pas écrire ça et pourtant il le faut, il est sale le lavabo, on y passe un peu d’eau, on fait disparaître la mousse blanche ou rose ou verte, les couleurs des dentifrices sont plus limitées que celles des brosses à dents, j’élude encore en faisant cette digression, comme j’asperge du revers de la main l’eau coulant du robinet pour évacuer dans les profondeurs, pour cacher à mon regard le produit de mon brossage, je l’exècre ce produit, ce mélange de gel de synthèse, de bave et de plaque dentaire, je déteste parler de ça, je reste à la surface du marbre grec, de la faïence du lavabo, dans la salle de bain luxueuse de la femme à robe fourreau.
Un jour, j’étais petite, j’ai dormi dans un Hilton, payé par la compagnie aérienne à cause d’un avion avarié qui nous laissait cloués au sol. Se méfier des adjectifs. Pas d’avion avarié, une avarie d’avion. Donc, dans la chambre du Hilton, j’étais petite et les lavabos m’arrivaient à hauteur de menton, elle était noire la faïence, qui était peut-être du marbre, avec une robinetterie en laiton dorée, le carrelage au mur était luisant, brillait, c’était noir mais pas sinistre, c’était strié, des veines blanches et dorées. Ai-je craché dans ce lavabo ? Y avait-il un verre à dent ? De quelle matière était-il ? Je rêve de retourner un jour dans un Hilton. Mais après le réveil, quand je me suis brossé les dents, et que les paillettes tombent du luxe et de la volupté, j’essaie, c’est plus difficile, de rêver plutôt à un monde moins injuste.
l en faut de l’amour pour supporter chaque jour une autre brosse à dents à côté de la sienne.
Elle est belle cette phrase Laure, merci.
Moi aussi, j’ai connu l’avion à terre et une nuit dans un Hilton, mêmes sensations.
A tout bientôt.
Merci Clarence… j’ai vu passer le titre de ta barrette, mais pas encore lue !
Superbe texte sur un objet banal.
J’aime beaucoup ce passage autour de « c’est dégoûtant », ce qui peut en être raconté, dit, même si « je n’aime pas ça »… belle sensibilité.
Et « au dentiste on dira trois ; qui met un minuteur pour ses molaires, canines et incisives ? » – sourire.
Merci.
Il faut se forcer je crois à aller chercher là où on n’aime pas, là où on n’irait pas tout seul, les ateliers d’écriture m’ouvrent ces voies. Merci pour votre passage.
Oui, vous avez raison, les ateliers doivent servir à nous faire sortir de notre « zone de confort », tester des formes, oser, se tromper, que ça ouvre autre chose.